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Intégration par le travail : vers un servage moderne ?

dimanche 21 mars 2010, par Renaud Maes

La loi du 26 mai 2002 concernant le droit à l’intégration sociale, souvent appelée « Loi Vande Lanotte-Onkelinx » a profondément transformé le rôle des centres publics d’action sociale (CPAS) en introduisant une disposition voulant que tous les candidats au revenu d’intégration sociale doivent être disponibles sur le « marché » du travail. Pour atteindre ce but, les CPAS peuvent notamment « proposer » un emploi via les dispositions dites « article 60§7 » et « article 61 » (du nom de deux articles de Loi organique des CPAS) à leurs usagers.

Concrètement, étant donné que l’usager qui refuse un emploi peut se voir privé du revenu d’intégration (et donc de tout revenu), le CPAS peut forcer des usagers à travailler. Le principal objectif de cette « mise à l’emploi » est de permettre aux usagers du CPAS d’avoir accès aux allocations de chômage. L’usager « article 60 ou 61 » sera donc engagé pour une durée déterminée correspondant à la période nécessaire pour qu’il puisse avoir accès au chômage.

Dans le cas de l’article 60§7, le CPAS agit lui-même comme employeur. Il peut soit utiliser l’usager ainsi embauché dans ses services, soit le « mettre à disposition » d’une organisation tierce (asbl, service public, entreprise d’économie sociale, etc.). Pour l’article 61, l’employeur est un employeur classique, qui peut bénéficier de primes pour l’embauche de l’usager concerné.

En théorie, le libre choix du travailleur quant à son emploi doit être respecté par le centre. Dans la pratique, vu le nombre restreint d’emplois disponibles et le fait qu’un usager du CPAS qui refuse un emploi peut être sanctionné par le retrait de son revenu d’intégration sociale, cette liberté de choix n’est absolument pas garantie.

Les témoignages retranscrits ici concernent pour l’essentiel des travailleurs « mis à dispositions » de services communaux et d’associations éligibles au sens de l’article 60§7. Ils ont été recueillis en 2009, dans le cadre d’un travail de recherche jusqu’à présent inédit. A la demande des interviewés, les témoignages sont retranscrits avec un nom d’emprunt.

Les fonctions occupées par les « articles 60§7 » sont très variées. Une constante cependant : il s’agit souvent de fonctions de service (accueil, surveillance, nettoyage, etc.). Fréquemment, les travailleurs interrogés témoignent du fait qu’ils ont remplacé des employés partis à la retraite et qui n’ont pas été remplacés. Globalement, ils se disent satisfaits de leur fonction, même si cette satisfaction vient de la comparaison avec d’autres fonctions qu’ils ont dû occuper.

Pedro, 45 ans : « Mon travail c’est du gardiennage. De la surveillance, en fait. Je surveille le parking, je vois s’il y a des trucs pas nets sur le parking (…) Mais bon, je suis payé moitié moins que les Securitas qui prennent le relais le soir. Et parfois en journée. »

Marie, 34 ans : « J’assure l’accueil dans le CPAS. C’est sympa comme job. Avant, il y avait une dame très chouette, elle est partie à la pension et ils ne l’ont pas remplacée. Alors ils ont mis des gens comme moi, des allocataires. Ce sont des articles 60. »

Yves, 20 ans : « Mon rôle c’est l’entretien des chemins. C’est bizarre, parce que je suis le seul qui n’est là que pour quelques mois, en fait. Après, le gars que je remplace, qui s’est fait opérer, il revient. Puis je serai envoyé vers un autre service. Je ne sais pas encore lequel. »

Hakim, 25 ans : « Je ne peux pas me plaindre : je suis éducateur de rue dans mon quartier. C’est mieux que de ramasser les poubelles ou de nettoyer à la commune ! J’ai dû faire ça, avant. Mais là, c’est bien. »

Michèle, 34 ans : « Je fais du classement, je réponds au téléphone. Secrétariat, quoi. L’association ici c’est bien, les gens sont gentils ! Mais par contre, c’est le bordel ! »

Les travailleurs interrogés ont tout à fait conscience du caractère temporaire de leur emploi et ne se font aucune illusion sur les possibilités d’embauche…

Pedro : « Oui, je sais qu’il n’y a pas l’argent pour moi. Enfin, pour un emploi pour moi. En fait, je suis là en stage. Après, je vais retourner au chômage. Je pense. Je n’ai pas des diplômes, enfin j’en ai un, mais il ne vaut rien en Belgique. Donc voilà. Mais je ne me plains pas, j’ai des papiers. »

Marie : « J’ai plusieurs collègues qui sont aussi allocataires. Une qui part, une qui vient. On retrouve le chômage, du coup on n’est plus intéressante. Et quand on va à un entretien d’embauche, que le recruteur demande « vous avez fait quoi pendant 3 ans ? » et qu’on répond « j’ai fait l’accueil dans un CPAS », c’est comme si vous racontiez une bonne blague. »

En matière de pénibilité du travail, les travailleurs interrogés considèrent que le fait d’avoir un emploi est une « faveur » et qu’ils doivent s’en montrer « dignes ». Comme résultat, ils ne respectent que rarement les horaires de travail et acceptent sans discussion des conditions de travail qui enfreignent clairement leur contrat de travail ou, pire encore, la législation !

Pedro : « Au début je faisais plein d’heures sup’, mais bon sans le dire. Mais le chef m’a dit d’arrêter : l’assurance couvre pas en dehors des heures normales du travail. »

Marie : « On nous demande un peu plus que si on était des vraies employées. Moi par exemple, j’ai un horaire plus important (…) que celui des assistantes sociales, même si elles sont à temps plein. »

Yves : « Le règlement du travail, c’est quoi ? C’est le règlement communal ? Non, j’ai jamais reçu de règlement du travail. Puis mes horaires, c’est le chef du service qui le fait. Quand il a besoin de moi, il fixe les heures. Je pense pas qu’il y a un horaire fixe. »

Michèle : « Bon, j’ai dû amener mon ordinateur, y en avait pas ici. J’ai un ordinateur portable, j’ai reçu un prêt du CPAS pour ça. Je dois rembourser, mais le CPAS prélève directement sur mon salaire. »

Sans surprise, le retour au chômage est une perspective effrayante surtout pour ceux qui sont déjà subi des sanctions de l’ONEm, qui leur semblent absurdes.

Hakim : « L’ONEm ? Un connard avec un costume et une cravate qui te regarde de haut. Il a jugé que je n’avais pas envoyé assez de CV. Mais ça sert à quoi de postuler à des postes quand tu sais que tu seras pas embauché ? C’est juste de la connerie, excuse-moi ! Retourner là ? J’ai pas envie d’y penser, là je fais mon job. »

Quand on leur demande quel est leur projet professionnel, les réponses varient fortement. Sans surprise, les plus âgés entrevoient peu de possibilités. Il est à noter que les plus jeunes ont été véritablement désinformés quant aux possibilités de reprendre des études tout en émargeant aux CPAS !

Yves : « J’aimerais suivre des études, mais l’assistante sociale m’a dit que ce n’est pas possible quand on est au CPAS. Je voudrais faire un truc utile, genre agronomie. »

Hakim : « Si la commune arrive à trouver de l’argent, ils me garderont. Je voudrais rester, ils veulent me garder… »

Marie : « J’aimerais bien rester ici. Mais je sais que je ne pourrai pas, ils vont me remplacer par quelqu’un qui en a plus besoin. Moi je vais retourner au chômage. Puis je ne sais pas. »

Michèle : « J’aimerais faire des formations en langue. Puis alors je pourrais peut-être faire du secrétariat, mais j’aimerais bien ne pas le faire à temps plein. J’aimerais pouvoir m’occuper un peu de mes enfants. »

Pedro : « Bah on va attendre la pension. Sans doute qu’il faudra aller au chômage, puis revenir au CPAS. Je ne sais pas trop. »

Sur la question du choix de leur fonction actuelle, les réponses sont assez unanimes, même s’il faut noter que plusieurs interviewés ont refusé de répondre à cette question.

Hakim : « Le choix ? De quoi ? D’être à la rue ou éducateur de rue ? C’est un choix, ça ? »

Yves : « Je vois pas de quoi tu parles : le choix de quoi ? T’as un contrat d’intégration, du coup tu prends le job. Point. »

Michèle : « Moi j’ai choisi, j’avais le choix entre plusieurs associations. Mais je n’en connaissais aucune. L’assistante sociale m’a dit de prendre celle dont le nom était le plus joli. »

Les bribes de témoignages retranscrites ici démontrent la précarité du statut des travailleurs « articles 60§7 ». Généralement, ils ne se considèrent même pas comme des travailleurs, s’auto-définissant comme des allocataires sociaux, alors qu’ils sont (faiblement) rémunérés pour leur travail. Le discours des travailleurs sociaux leur présentant la possibilité d’avoir accès à un emploi comme une « faveur » fonctionne d’une manière excessivement efficace en la matière. Les travailleurs interrogés agissent comme acteurs consentants dans la dynamique parce qu’ils ont été parfaitement désinformés quant à leurs droits en tant que travailleurs et en tant qu’usagers des CPAS ! Remplaçant des travailleurs employés à durée indéterminée par les « articles 60 », ces serfs modernes apparaissent taillables et corvéables à merci. Leur « patron » n’ayant aucune responsabilité lorsque l’employeur reste le CPAS, certains sont exposés à des situations hallucinantes.

En la matière, laissons le mot de la fin à Pedro : « Lorsque je suis venu ici, j’ai demandé qui était le syndicat. On m’a dit : il s’occupe des vrais employés. Pas des gens du CPAS. Puis mon travailleur social m’a appelé, le soir, en me demandant si je voulais finir dans la rue. Le chef s’était plaint de mon « attitude ». »

Renaud Maes

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