Alain travaille comme agent de sécurité de la STIB depuis plusieurs années. Je suis d’abord passé par le service « contrôles » [NDA : le contrôle des tickets]. Après, je suis entré au service « interventions ». Nous agissons sur appel pour tout ce qui concerne les agressions sur chauffeurs, les suicides, les accidents de la route, etc. Mais nous n’avons plus rien d’autre à faire dans notre service [2] que de patrouiller dans le métro, sans pouvoir réellement intervenir. Tout le monde grignote nos compétences. A présent, nous sommes juste appelés quand un clochard dérange.
Avant 2004-2005, la STIB était encore dotée de son propre service de police [3] pour assurer la sécurité dans les transports en commun ou assumer des OS, des « ordres spéciaux » comme la surveillance de stations de métro lors de matches de foot. Depuis la loi Tobback [4] réglementant les services de sécurité et de gardiennage, le service de sécurité interne a abandonné matraques et boucliers, au grand soulagement de nombre de ses victimes [5]. Il est devenu un service de sécurité dans les transports en commun. Depuis, les agents de sécurité doivent porter des badges permettant de les identifier, une formation est devenue obligatoire [6] et, surtout, leurs compétences ont été restreintes. Mais la STIB ne nous jamais fourni les badges adéquats et chaque fois que je me balade dans une station, je risque une amende de 2.500€., explique Alain. Je suis constamment dans l’illégalité. La STIB a dit qu’elle nous couvrait pour le volet "civil" mais pas sur le plan pénal. Si quelque chose dérape, nous sommes donc responsables.
Parallèlement à son service de sécurité, la STIB a développé un service de prévention, ce sont les agents de l’organisme parapublic que l’on voit affublés de leur gilet rouge et gris. Tout ça c’est de la poudre aux yeux pour donner une impression de sécurité. Ces types n’ont aucune formation. Ils sont engagés pour quelques mois et ne savent absolument pas quoi faire en cas de problème. Quand ils découvrent un colis suspect, par exemple. La règle est de ne pas utiliser son téléphone portable, mais ils s’empressent de s’en servir pour alerter la police. Et en cas de problème d’ordre général, ils téléphonent aussi à la police.
C’est qu’en plus du service de sécurité, il existe une police des métros, rattachée à la police des chemins de fer depuis 2001. Ils patrouillent jusque 1 heure du matin et nous assurons le reste de la nuit. Mais ils ne connaissent pas le terrain ni le réseau de transports. Avant, nous étions souvent en contact. désormais la police des chemins de fers est en sous-effectifs et ils n’arrivent plus dans les délais quand nous avons un problème [7]
Du coup, les tâches du service d’Alain se trouvent peu à peu éparpillées parmi d’autres unités ou services, qu’ils dépendent de la STIB ou non. Certaines communes ont même signé des accords avec la STIB pour que les stewards [8] descendent dans le métro. Alain et ses collègues se retrouvent sans boulot. Il y a une volonté délibérée de la STIB de mettre fin à notre service. Les plus âgés de mes collègues n’osent rien dire. Ils sont arrivés dans le service un peu par hasard et n’ont pas de diplôme. Ils ne veulent pas partir. A quarante-cinq cinquante ans, ils n’ont pas envie de travailler à la chaîne. certains des plus jeunes prennent du plaisir à ne rien faire, mais ils sont en général plus revendicatifs.
Mais ce n’est pas tout. En plus de cela, la direction a inventé un système de facturation interne, entre services. En conséquence de quoi, les superviseurs [NDA, les personnes chargées de veiller à la fluidité des transports en commun dans leurs voitures grises avec gyrophares] ne nous appellent plus en cas de problème avec un chauffeur. Ils préfèrent se rendre sur place eux-mêmes pour faire quelques économies dans leur département [9]. Dans le même esprit comptable, la STIB aurait réintroduit les quotas de Procès-verbaux pour les agents de contrôle [10]. En parallèle, la direction n’a pas souhaité procéder à l’engagement de responsables compétents, avec le souci du service public. Ils ont engagé des personnes qui étaient inspecteurs de magasins ou encore directeur de prison. Ils n’ont jamais travaillé dans la sécurité publique. Cette compétence coûte cher et ils n’ont pas voulu mettre les moyens.
Humainement, la situation d’Alain est intenable. Et il n’est pas le seul : selon lui, 30% des agents du service sécurité et contrôle sont régulièrement malades [11]. Un collègue est en dépression depuis plusieurs mois. Depuis peu, il est en absence illégale. Il n’a plus de contact avec personne et ne remet plus de certificats médicaux.
Et Alain, comment vit-il son inoccupation ? Je me suis rendu compte que j’étais de plus en plus surmené et agressif. Que je n’avais plus de contacts sociaux. Avant, quand il y avait un sans-abri on lui disait parfois de se mettre à un endroit bien précis, hors du champ des caméras. Tout ça disparaissait, je n’avais plus de considération et de préoccupation sociale. Un soir où l’on évoquait un clochard ivre, il a menacé de porter plainte, râlait, s’est finalement accroché à moi et nous sommes tous les deux tombés. Je lui ai donné un coup de poing. Et en même temps, j’ai immédiatement eu un déclic me disant STOP. J’étais allé trop loin.
Suite à son incapacité de travail, plusieurs collègues lui ont témoigné leur sympathie. A l’inverse, le soutien syndical est faible. Les délégués libéraux ont été achetés et je ne sais plus quoi penser de la CGSP [12]. Dans mon service, seule la CSC résiste.
La constante volonté de rentabilité [13], exprimée par la direction de la STIB a des conséquences humaines désastreuses sur les agents qu’elle emploie. Entre alignement sur la future concurrence entre sociétés de transports urbains [14] et souci d’un service public pour lequel travaille un personnel motivé, la balance est nettement déséquilibrée.
Gérard Craan