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Fragmenter n’est pas valoriser !

jeudi 31 janvier 2013, par Carlos Crespo

En Communauté française, l’enseignement produit une certaine forme de ségrégation sociale. Le système scolaire favorise la relégation des enfants des classes populaires. La multiplicité des filières- surtout leur hiérarchisation- combinées à la prétendue liberté de choix des parents — plutôt la liberté de choix de parents à haut capital culturel — impacte lourdement sur les trajectoires scolaires. Les parents qui peuvent opposer le moins d’arguments à l’institution scolaire sont ceux qui vont le plus facilement s’en tenir aux bons « conseils » qu’elle prodigue en ce qui concerne le parcours le plus approprié pour leurs enfants. Des stratégies (dés)incitantes seront mises en place par les directions pour persuader les parents que leur établissement ne conviendra pas à leurs enfants (en fait que leurs enfants ne conviendront pas à leur établissement).

Dès lors, des cohortes d’élèves sont envoyés dans certaines filières de relégation comme l’enseignement technique et professionnel. Cela a pour conséquence, outre le fait d’exclure des élèves de l’enseignement général sans justification réelle, de dévaloriser ces filières qui aujourd’hui sont rarement des premiers choix ou des choix positifs.

Au sein des formations politiques traditionnelles le principe de la revalorisation de l’enseignement fait l’unanimité [1]. C’est même devenu la mesure tarte-à-la crème qui est reprise dans tous les programmes voire ânonnée sur les plateaux télés lorsqu’il s’agit d’évoquer des priorités en matière d’éducation.

L’actuelle Ministre de l’enseignement obligatoire a donc décidé de réformer ces filières via la mise en place de la Certification par Unité (CPU). Actuellement, 3 options sont concernées : Technicien de l’automobile, mécanicien automobile et esthéticienne. Dès 2013, cela pourra s’appliquer à la coiffure et à l’animation [2]. La réforme de Marie-Dominique Simonet introduit, au niveau du 3ème degré du qualifiant, une modularisation de l’enseignement en fonction non plus de l’année d’études mais de la réussite effective d’unités capitalisables ou, pour reprendre l’appellation officielle, d’Unités d’Apprentissage Acquises (UAA). Ces dernières constituent une matière spécifique devant être apprises dans une temporalité prédéfinie. Chacune de ces unités se décompose en diverses aptitudes, compétences et savoirs. Si l’élève atteint un degré de maitrise suffisant de ces pans de matières alors il réussit l’Unité. Un exemple concret de ce qu’implique la réforme est donné par l’Union Francophone des Associations de Parents de l’Enseignement Catholique (UFAPEC) sur son site [3]. La 5ème année professionnelle en mécanique se décomposera en trois UAA. L’UAA1 qui consiste en la « préparation d’un véhicule neuf et réalisation d’un petit entretien », l’UAA2 qui porte sur « l’entretien du groupe propulsion et de la partie roulante d’un véhicule (éléments d’usure courante) » et l’UAA3 qui concerne « l’entretien des ensembles et sous-ensembles électriques d’un véhicule (éléments simples) ». Des attestations de compétences partielles pourraient donc être délivrées à ceux qui ne réussissent pas l’ensemble du Cursus mais seulement quelques UAA.

D’après la ministre de tutelle, il s’agirait de favoriser la motivation des élèves. Cet argument est discutable pour ne pas dire bancal. Ainsi, il serait plus évident de motiver un élève à appréhender partiellement que globalement les matières scolaires. Ne pourrait-on pas au contraire faire l’hypothèse, pour peu que le programme scolaire soit un minimum bien construit, qu’au plus l’élève assimile globalement la matière, au plus il perçoit l’intérêt de sa scolarité et au plus il trouvera motivant de se la réapproprier ? Cela n’est certainement pas moins plausible que de voir un élève en décrochage scolaire se remotiver par la grâce ministérielle pour assimiler une poignée d’unités capitalisables.

Les unités capitalisables ne seraient-elles pas davantage motivantes pour les employeurs perpétuellement en recherche de main d’œuvre doté du plus haut degré de qualification possible et engendrant les plus faibles couts salariaux possible ? Le risque existe de voir des cohortes de jeunes travailleurs sans diplôme mais avec une qualification partiellement exploitable arriver sur le marché de travail et faire concurrence dans certains secteurs à des diplômés de l’enseignement secondaire supérieur. Bref, avec cette réforme on pourrait aller vers l’émergence d’un sous-statut avec des non-diplômés partiellement compétents mais suffisamment employables. Dans une carte blanche [4], Pascal Chardome, Président de la CGSP-Enseignement, et Anne Chevalier, secrétaire général de ChanGemen nous partageaient des réflexions très intéressantes : « N’est-ce pas un leurre de faire croire aux jeunes que la connaissance partielle d’un métier représente une certaine valeur sur le plan de la maîtrise professionnelle ? Quelle sera l’attitude des employeurs ? Il y a fort à parier qu’ils ne prendront pas au sérieux ces formations professionnelles fragmentaires mais qu’ils n’hésiteront pas à engager ces jeunes, quelque peu dégrossis professionnellement, au tarif de manœuvre ou d’employé non qualifié. »

Il n’est pas absurde d’oser un parallèle historique avec la réorganisation taylorienne du travail. Progressivement, le travail en usine fut découpé en différentes séquences répétitives à exécuter par les ouvriers. La production s’en trouve sensiblement augmentée mais le travailleur de la manufacture qui disposait avant la généralisation du Taylorisme d’un certain savoir-faire artisanal lui permettant de façonner un produit plus ou moins fini, lui, s’en trouve dépossédé. Son travail en devient d’autant plus aliénant qu’il perd la maitrise de la finalité au sein de la chaine de production. Les différents ouvriers qui s’y activent n’ont plus désormais qu’un travail standardisé et parcellisé à effectuer, ou ils sont désormais interchangeables. Peut-on exclure de parler d’une certaine forme moderne d’aliénation de l’élève qui voit l’accès à la connaissance fragmentée, parcellisée, morcelée ?

Sur la pertinence de cette réforme, on pourrait conclure que fragmenter n’est pas valoriser, que l’enjeu de la revalorisation du qualifiant est loin d’être rencontré à travers le morcellement de la certification, que la démotivation ne se combat pas en favorisant une aliénation du savoir.

Des alternatives existent en matière de réforme du qualifiant. Diverses pistes doivent être explorées. L’APED a des propositions intéressantes en la matière [5]

« Pour l’Aped, il s’agit d’une formation générale et polytechnique. Qui veille aussi à
assurer une éducation artistique et sportive pour tous. Ce doit être bien clair : supprimer le qualifiant avant 16 ans ne revient pas à le remplacer par le général actuel.

Pour nous, la formation polytechnique doit respecter quelques principes :

- L’enseignement polytechnique n’a rien à voir avec l’enseignement de qualification qui enferme le jeune dans une formation étroite, spécialisée et précoce.
- Il doit apporter une vue d’ensemble sur les processus technologiques les plus importants de la production contemporaine.
- Il doit éclairer les influences entre les évolutions techniques et les changements sociaux, économiques, culturels.
- Il doit permettre de découvrir, à travers une pratique de production, la mise en oeuvre réelle de processus techniques et l’utilisation concrète d’outils variés.
- Il doit initier les jeunes dans l’art de la conception technique.
- Il doit faire découvrir l’importance de la coopération pour un travail socialement utile. Il ne s’agit encore pour l’instant que de principes. Mais nous nous donnons comme tâche en cette année 2011 d’avancer la réflexion plus concrètement sur le sujet. »

C’est évidemment très ambitieux mais s’il y a une réelle volonté politique concrète de revaloriser le qualifiant en dehors des périodes électorales, alors il est possible de mobiliser les énergies pour une réforme pertinente et volontariste du qualifiant.

Carlos Crespo

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