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Sous la pression du marché du travail et de la compétition

Pourquoi l’école est réduite aux « compétences de base »

lundi 21 janvier 2013, par Nico Hirtt (Date de rédaction antérieure : février 2010).

« Il se dégage, dans toute l’Union, une tendance claire en faveur d’un enseignement et d’un apprentissage axés sur les compétences (...). Le cadre européen des compétences clés a largement contribué à cette évolution. Dans certains pays, celui-ci a été au cœur de la réforme des politiques éducatives » [1] En écrivant ces lignes dans un rapport datant de 2009, la Commission européenne exprimait sa très grande satisfaction. Mais les professeurs, les élèves et les parents doivent-ils pareillement se féliciter de l’omniprésence du mot « compétences » dans l’enseignement ?

Le concept de « compétence » et les doctrines pédagogiques qui s’en revendiquent sont soumis à des feux de critique intense au sein même du monde éducatif. Dans les pays où l’approche par compétences a été introduite depuis plusieurs années déjà (Québec, Pays-Bas, Suisse et Belgique francophones, France...) on lui reproche de négliger les connaissances au profit des seuls savoir-faire pratiques, d’induire une plus grande inégalité entre les élèves, de figer les pratiques enseignantes dans des procédures routinières, d’imposer des procédures d’évaluation incessantes et de naturaliser de façon idéaliste une pure abstraction : la « capacité de mobiliser des savoirs ». Pourtant, malgré ces critiques et comme en témoigne la citation de la Commission européenne ci-dessus, les diverses formes d’enseignement axé sur les compétences (ou de « outcome-based education ») continuent de fleurir de par le monde.

C’est que la raison de ce succès ne doit pas être cherchée dans les travaux des sciences de l’éducation ou de la psychologie cognitive, mais plus simplement dans les évolutions du marché du travail et les attentes que les employeurs formulent à l’adresse des systèmes d’enseignement.

Flexibilité et polarisation

La crise mondiale du capitalisme se traduit par une grande instabilité économique et une quête obsessionnelle d’innovation. Il est impossible de prédire quels seront les secteurs ou les produits les plus « porteurs » d’ici quelques années ; impossible aussi de savoir à quoi ressembleront les rapports techniques de production dans dix ans. Par conséquent il est vain de prétendre anticiper les connaissances dont les travailleurs devront être dotés demain. Sur cette instabilité de l’environnement économique et technologique vient en outre se greffer une redéfinition de l’organisation du travail : celle-ci ne consiste plus à découper la production en opérations partielles et répétitives confiées, chacune, à un travailleur. Désormais chaque travailleur doit accomplir des tâches variées et donc maîtriser des compétences extrêmement diverses. La seule chose que l’on puisse dire du travailleur futur, c’est qu’il devra être à la fois adaptable et polyvalent. En un mot : flexible.

La deuxième grande évolution du marché du travail concerne les niveaux de formation et de qualification. Le vocable « économie de la connaissance » pourrait faire imaginer une élévation généralisée des niveaux d’instruction requis par le marché du travail. Mais cette vue est absolument trompeuse. En réalité, la plupart des études indiquent plutôt une « polarisation » du marché du travail.

Selon les projections de l’agence européenne CEDEFOP, on observe certes une croissance des emplois à haut niveau de connaissance, comme les managers et les professionnels hautement qualifiés. Mais parallèlement, le nombre de postes dans les « elementary occupations » continue aussi d’augmenter : dans les 25 pays de l’UE, il est passé de 8,6% en 1996 à 10,9% en 2006 et on prévoit 11,8% en 2015. L’idée que le monde du travail tend à se polariser entre Mac-Jobs (par référence à l’ordinateur d’Apple) et Mc-Jobs (par référence à la chaîne de fast food) fait son chemin et dicte désormais les orientations des politiques de formation. [2]

Ainsi l’OCDE estime que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin » . [3]

Adapter l’enseignement

La question fondamentale qui se pose aux décideurs de l’enseignement dans les pays capitalistes avancés est donc la suivante : à quoi doivent ressembler les contenus et les pratiques d’éducation, en particulier pour les années d’école qui sont communes pour tous, si l’on veut que celles-ci répondent aux tendances lourdes des marchés du travail ? L’approche par compétences intervient comme un élément important de réponse à cette question.

Premièrement, elle permet de rapprocher le monde de l’enseignement du monde de l’entreprise. Les élèves rencontreront rapidement les procédures de formation et d’évaluation, les exigences et les attentes qu’ils rencontreront dans le monde professionnel.

Deuxièmement, l’approche par compétences permet, de la maternelle à l’université, de recentrer la formation sur les exigences premières du marché du travail : l’adaptabilité et la mobilité des travailleurs. Grâce à elle, estime Perrenoud, l’élève sera « capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l’école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles ». [4]

Enfin, l’approche par compétences résoud la contradiction entre un enseignement largement commun (de l’école maternelle jusqu’à 12, 14 ou 16 ans, selon les pays) et un marché du travail de plus en plus polarisé. Il est désormais superflu et économiquement inadmissible d’envisager l’instruction de tous les élèves dans le latin, le calcul différentiel, l’histoire de la littérature, tous ces savoirs « gratuits » qui ne sont d’aucune utilité sur le marché du travail. Quant aux savoirs techniques, aux qualifications professionnelles, ils sont trop éphémères, trop vite obsolètes, pour que cela vaille la peine d’encore les enseigner au niveau d’une formation de base. C’est pourquoi, « l’approche par compétences vise à l’intégration de vastes connaissances professionnelles, de coopérations socio-communicatives, d’une pensée orientée vers la résolution de problèmes et de capacités autorégulatrices. Nous nous dirigeons vers des formations de base plus polyvalentes (...) Etre capable d’agir efficacement dans des contextes changeants exige que les processus d’apprentissages partent de situations réelles, de projets concrets ». [5]

Les compétences-clé

Par le fait même que leur formulation est extrêmement vague, les compétences permettent de ramener les objectifs de l’enseignement obligatoire à ce qui doit constituer le bagage commun de personnes aux destins professionnels aussi différents qu’un ingénieur et un vendeur de hamburgers. La forme ultime de ce « plus petit commun dénominateur », ce sont les compétences de base que s’attache à promouvoir l’Union européenne : communication dans la langue maternelle, communication dans une ou plusieurs langues étrangères, culture scientifique, technologique et mathématique, alphabétisation numérique (utilisation d’un ordinateur), flexibilité et adaptabilité, esprit d’entreprise...
Telles sont en effet les compétences requises pour tous les emplois, y-compris ceux occupés par des travailleurs réputés sans qualification. Ces derniers doivent pouvoir lire et écrire, effectuer une multiplication et une addition, baragouiner quelques mots d’anglais et de néerlandais, utiliser un traitement de texte, effectuer une recherche sur Google, transférer un fichier sur une clé USB, s’exprimer poliment, faire la conversation aux clients, posséder un permis de conduire et trouver leur route au moyen d’un GPS. On attend aussi d’eux qu’il aient le sens du travail d’équipe, qu’ils soient disponibles le week-end et en soirée, qu’ils sachent se sacrifier à leur entreprise, qu’ils puissent prendre des initiatives quand c’est nécessaire, qu’ils n’en prennent surtout pas quand il ne faut pas, qu’ils soient disciplinés au travail, qu’ils fassent copain-copain avec leur supérieur lors du barbecue de fin d’année et qu’ils y apprennent avec le sourire qu’ils seront virés à la rentrée.

L’approche par compétences, le travail sur des projets de mini-entreprises scolaires et le recentrage sur les compétences de base énumérées ci-dessus doivent transformer les travailleurs « non qualifiés » en ces espèces de « bonnes à tout faire » du marché du travail. Leurs compétences de base éparses, partagées par tous, ne devront pas être reconnues comme telles sur le marché du travail, ni donc valorisées. Actuellement, selon la Commission européenne, 75 millions de travailleurs européens (soit 32%) ne possèdent pas ces compétences de base. Dès lors, ils restent en marge du marché du travail et ne participent pas à la rotation rapide de la main d’œuvre. Si demain le réservoir dans lequel on peut puiser les « travailleurs non qualifiés mais compétents » augmentait de 75 millions d’unités, imaginez les pressions que les employeurs pourraient exercer sur les salaires et les conditions de travail...

Remarquons encore que la formulation des compétences de base ne signifie évidemment pas que personne ne devrait aller au-delà. Une partie importante des futurs travailleurs devra poursuivre des études en vue de l’acquisition de qualifications de haut niveau. Et les élites sociales continueront aussi de s’assurer que leurs propres enfants aient accès à la formation humaniste qui leur offrira la capacité de diriger le monde. Mais cela se fera en partie en dehors de l’école et en partie dans les écoles qui sont, aujourd’hui déjà, réservées aux élites. Là encore, l’approche par compétences prend toute son importance puisque son caractère flou, imprécis, permet justement d’interpréter les mêmes programmes de façon extrêmement variable.

Quelle école voulons nous ?

Au fond, que nous demande-t-on ? D’appauvrir l’enseignement, d’en réduire les objectifs à une demi-douzaine de « compétences de base ». Et au nom de quoi ? Des besoins d’un système économique dont la faillite est patente et la fin irrémédiable, quoiqu’imprévisible. La question qui se pose aujourd’hui à l’humanité n’est plus : « l’économie capitaliste a-t-elle un avenir ? ». Mais seulement : « par quelles violences, quelles souffrances nous faudra-t-il encore passer pour mettre fin à ce système ? » Et pour l’école, la question pertinente n’est donc pas « de quels savoirs armer les jeunes pour être compétitifs dans cette économie, pour être les plus forts, pour écraser les autres », mais bien : « quels savoirs et quelles valeurs leur seront nécessaires afin de sortir le monde des crises économiques, climatiques, écologiques, énergétiques, alimentaires, sociales, culturelles... qui s’enchaînent avec une force toujours redoublée ? Quels savoirs et quelles valeurs l’éducation doit-elle transmettre — et à qui les transmettre ? — pour accélérer la fin d’un ordre économique et social anarchique et inique, qui conduit l’humanité à la ruine ? ». La réponse à cette question-là réside beaucoup moins dans la quête de compétences que dans la fusion d’une solide formation générale et polytechnique et d’une éducation aux valeurs d’ouverture, de solidarité et de réflexion critique.

Nico Hirtt

Appel pour une école démocratique

Un combat de ringards ?

Il est une catégorie d’enseignants et d’observateurs de l’éducation pour qui toute réforme est suspecte. Ils combattent l’approche par compétence comme ils combattent la pédagogie Freinet. Ils ont refusé le Collège unique en France, la Comprehensive School en Angleterre, la Gesammtschüle en Allemagne, l’Enseignement Rénové en Belgique... Tout ce qui se présente comme une démocratisation ne peut être à leurs yeux qu’un nivellement par le bas. Chez les plus vieux d’entre eux, chaque discours sur l’école commence par « De mon temps... ». Les autres, dans le doute, préfèrent remonter à Jules Ferry.
Régulièrement, on me demande donc : comment pouvez-vous vous retrouver en allié objectif de ces nostalgiques de l’école inégalitaire et ségrégative d’hier ?

Mais qu’y puis-je, moi, si ceux-là se trompent de combat ?

La confusion vient de ce que l’approche par les compétences aime à se présenter comme héritière des pédagogies socio-constructivistes, celles justement qu’abhorrent tous les nostalgiques de l’école de papa. En effet, l’APC partage un vocabulaire commun avec le constructivisme pédagogique : l’attention portée à l’activité de l’élève sur des « chantiers de problèmes », la « mobilisation des savoirs »...

Mais la ressemblance s’arrête là, sur ces points superficiels. Quant au fond, les deux doctrines relèvent de conceptions diamétralement opposées. Pour l’APC, le savoir n’est qu’un outil, un accessoire, dont on peut occasionnellement avoir l’usage dans la réalisation d’une tâche. Au contraire, dans une démarche constructiviste bien pensée, le savoir constitue le but même de l’apprentissage.
En pédagogie constructiviste, on met l’élève au travail sur une tâche, seul, en groupe ou en interaction avec le professeur, afin de lui faire découvrir, à travers le problème à résoudre, la nécessité de concepts nouveaux, afin de l’amener à formuler des définitions ou des propriétés, afin de le conduire à découvrir ou à entrapercevoir une loi, afin de l’amener aussi à déconstruire ses idées préconçues, ses a priori... La résolution d’une tâche, d’une « situation-problème », est ici un moyen, un cadre dans lequel vont se construire des savoirs.

Dans l’approche par compétences, on fait exactement le contraire : la résolution de la tâche est l’objectif final et le critère de réussite. Le savoir, lui, n’intervient que comme un accessoire. Peu importe qu’on le possède ou qu’on le trouve dans un livre ou sur Internet, peu importe qu’on le comprenne ou qu’on sache juste l’utiliser, peu importe qu’on le maîtrise entièrement ou qu’on n’en maîtrise que les aspects utiles dans le contexte de la tâche prescrite. Du moment que la tâche soit menée à bien.

Entre les deux approches, le rapport à l’erreur se trouve entièrement renversé. Dans la pédagogie constructiviste, le plus important n’est pas que l’élève parvienne au bout de la tâche, mais qu’il ait mis à profit son travail (et ses erreurs éventuelles) pour progresser dans la découverte et la maîtrise des connaissances. Dans l’approche par compétences, le progrès dans la maîtrise des savoirs n’est pas un objectif en soi. Seul compte le résultat final. Adieu le droit à l’erreur et, surtout, adieu à l’utilisation de l’erreur comme levier pédagogique.

P.-S.

Cet article est paru initialement dans le Drapeau Rouge en 2010.

Notes

[1Communication de la Commission européenne, Des compétences claires pour un monde changeant, Bruxelles, 25.11.2009, COM(2009)640 final.

[2CEDEFOP, 2009. Future skill needs in Europe : medium-term forecast. Background technical report Publications Office of the European Union

[3Ocde, 2001. Quel avenir pour nos écoles ?, Paris : OECD Publishing

[4Perrenoud, P., 2000. Construire des compétences dès l’école, Issy-les-Moulineaux : ESF éd.

[5VLOR, 2004. Memorandum : krachtlijnen voor een toekomstig onderwijsbeleid

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