Lorsque vous vous promenez à São Paulo, vous êtes fréquemment abordé par des démarcheurs vifs et imaginatifs pour vous pousser à prendre le tract publicitaire dont ils vivent. Parmi les offres de promotion de magasins tout proches, les propositions pour vendre vos bijoux en métaux précieux et les invitations à des soirées strip-tease, vous recevrez de temps en temps des tracts qui paraîtraient étranges — encore plus étranges — à la plupart d’entre nous. Recto-verso, des tableaux comparatifs vous exposent les bases de tarifs et de mensualités des assurances de santé privées qui se proposent de pallier aux lacunes du "Système Unique de Santé" (SUS).
Le SUS fut fondé en 1988, par l’une des constitutions les plus progressistes de l’histoire récente [1]. Une constitution qui, malheureusement, est restée globalement lettre morte ou bonne intention. Le SUS est structurellement sous-financé et, en particulier à São Paulo, il apparaît incapable de proposer un service de santé suffisant à l’ensemble de la population [2]. Les témoignages et reportages sur les conditions de réception dans les dispensaires publics sont innombrables et tendent souvent dans la même direction : le système de soin de santé public au Brésil est défaillant, bien qu’il soit accessible au plus grand nombre -à moins que ce ne soit justement la raison précise de sa défaillance...
Rapidement, les établissements privés — qui, jusque là, se concentraient sur un public relativement restreint — se profilèrent sur les différents publics existants. Au Brésil, il est courant de diviser la population en cinq classes différentes : A, B, C, D et E [3]. La classe E est la plus pauvre et la plus indigente ; les classes A et B sont celles des privilégiés qui peuvent se permettre généralement de vivre dans les quartiers tranquilles, les plus sûrs, les moins bruyants -ce qui, à São Paulo, signifie souvent l’équivalent d’une vue sur le Boulevard Jourdan à Paris ou sur l’Avenue de Tervueren à Bruxelles... Si cela vous rappelle "Le meilleur des mondes", considérez que ce n’est pas tout à faire une coïncidence.
La plupart, sinon tous les tenants des trois "premières" classes, sont titulaires d’une assurance privée, le plus souvent via leur emploi. En effet, la plus grande partie des bénéficiaires de "plans de santé" (Planos de Saúde) sont liés à ces assurances par leur contrat de travail : perdre son emploi signifie très souvent perdre son "Plan", et la plupart du temps un "Plan" fait partie des "bénéfices" proposés par l’employeur pour attirer le travailleur.
Mais comme la majeure partie des travailleurs de São Paulo (et encore plus dans le reste du Brésil) sont soit des travailleurs précaires, soit des travailleurs au noir, ils ont de petits revenus et ne peuvent se permettre de payer des mensualités élevées. Les entreprises d’assurances privées de santé (operadoras de saúde = "opératrices"), pour étendre leur marché, adaptent donc leurs offres à ce public de plus en plus étendu de personnes qui souhaiteraient bénéficier d’un système de santé supérieur au SUS, mais qui ne peuvent se permettre de lourdes mensualités. Alors, les "opératrices" font marcher leur imagination, cherchent des dispensaires à moindres coûts, voire les financent ou en deviennent propriétaires, elles engagent des médecins qu’elles conventionnent. Lorsque vous êtes lié à une opératrice, vous recevez la liste des institutions (hôpitaux, cliniques, centres de diagnostique, laboratoires) et des médecins qui sont conventionnés auprès d’elle. Pour un salaire de type classe C, enseignement dans une école privée, la liste, liée à l’assurance Porto Seguro, ressemblait plus à un annuaire téléphonique. Dans un autre cas, salaire de type classe B, cadre chez Itaú, la plus grande banque d’Amérique Latine, plutôt à deux annuaires téléphoniques. Mais celui qui est affilié à une assurance "bon marché" a intérêt à la choisir en fonction de la proximité des rares institutions auxquelles il aura accès [4], car s’il a besoin d’un service d’urgence et qu’il est loin de ces hôpitaux, qu’il entre dans un autre, la note finale sera salée.
L’évolution des systèmes de soin de santé en Europe semble prendre le pli de la logique qui existe au Brésil : une plus grande "liberté de choix", en fonction de vos possibilités, que l’on maquille sous le vernis d’une diversité de produits qui, si l’on y réfléchit à deux fois, n’existe pas réellement : la médecine occidentale n’offre guère de diversité de possibilités de services différents. La seule chose qui change réellement, c’est la différence des moyens, du nombre de médecins, d’aides-soignants, c’est l’âge des appareils, les délais d’accès à ceux-ci, aussi, puis, dans une certaine mesure, la qualité des chambres d’hospitalisation et du service "hôtelier" d’icelles. Ce que l’on cache derrière la "liberté de choix", c’est donc principalement une marchandisation de la médecine, point final. Quelque chose qui existe depuis longtemps au Brésil, et qui n’a fait que "s’améliorer" depuis 1988.
La Constitution prétendait mettre fin à un système qui divisait les Brésiliens en trois catégories : ceux qui savaient se payer des services privés, ceux qui, parce qu’ils étaient employés réguliers, avaient accès aux services publics, et puis les autres qui ne bénéficiaient de rien. Aujourd’hui, les Brésiliens sont divisés en autant de bénéficiaires des systèmes de santé qu’il existe d’"opératrices" multipliées par le nombre de "plans" qu’elles proposent.
Pour ceux du dessus, certes, le principe du libre choix a permis toutes les fantaisies. Pour les autres, rien ne s’est vraiment arrangé.
Hélène Châtelain