[*Nous republions un article paru en deux parties dans le JIM les 2 et 4 octobre 2010.*]
A propos des réseaux et des camps No Border
La genèse du réseau No Border remonte à un appel lancé à l’occasion du sommet européen de Tampere [1](1999). Cet appel s’adressait aux activistes, groupes ou associations militant autour des droits des réfugiés, des migrations clandestines, du contrôle social ainsi que des politiques anti-migratoires et des effets des ces dernières sur la vie des migrants comme sur celle des habitants des pays dits « d’accueil ». Il visait à échanger des informations et des compétences et à développer un réseau capable de poursuivre la lutte contre les politiques européennes anti-migratoires. Un réseau informel, assez large tant géographiquement qu’en termes de diversité d’actions, s’est ainsi développé par la connexion de réseaux locaux préexistants [2]. Un réseau dont la revendication de base, commune mais déclinée sous diverses formes et stratégies locales, est la liberté de circulation et d’installation, le caractère « collectif » de notre planète. Un réseau dont la dynamique était initialement fondée sur quatre thèmes : un appel pour une campagne européenne contre les expulsions, un appel à organiser des journées d’action internationales, un appel pour une campagne contre les centres fermés, et l’organisation de camps No Border.
Au fil du temps les thématiques se sont élargies et le réseau a évolué, mais il reste un réseau d’activistes, refusant de se muer en organisation formelle, en parti ou mouvement politique, et donc conservant une diversité dans les tactiques, les approches et les thèmes. Ni chef ni hiérarchie au sein du vaste réseau No Border, mais un partage des responsabilités et des tâches en perpétuelle évolution, selon les compétences et les affinités de chacun.
Un exemple du cheminement suivi par le réseau au cours des années est l’évolution des thèmes des camps No Border. A l’origine, ces camps étaient conçus comme des occasions de soutenir physiquement les migrants à passer les frontières, comme cela a été fait à Bialystok [3], au Mexique… Plus tard, des camps No Border ont été organisés pour contester le contrôle social, l’oppression des migrants entrés en Europe et le refus de leur assurer des soins médicaux, la possibilité de se loger, de travailler… Ainsi le camp No Border de Strasbourg (2002) était axé sur l’opposition au « Schengen Information system » (SIS), un système mis en œuvre pour échanger les empreintes digitales et les données biométriques des réfugiés, facilitant ainsi grandement le contrôle, voire la traque, des réfugiés déjà entrés en Europe.
« La folie, c’est se comporter de la même manière et s’attendre à un résultat différent » A. Einstein
Un camp No Border vise à créer un espace autonome, libre, autogéré et égalitaire pour que des activistes y partagent compétences et informations et agissent contre les politiques anti-migratoires, luttant contre le système qui exploite et opprime tant les migrants que bien d’autres personnes. Il s’agit, d’une certaine manière, de la matérialisation temporaire des fondements du réseau : dans un lieu donné, pour une période donnée, se rejoindre physiquement et lutter ensemble, aussi différents que nous soyons dans nos parcours, nos idées et nos tactiques, contre ce système [4]que tous nous rejetons.
Cette année, c’est à Bruxelles que le camp No Border a choisi de s’installer [5].
Sur la question de la légalité et de l’illégalité
Les réseaux No Border ont toujours été confrontés à des questions quant à la légalité et à l’illégalité, et ce sous deux aspects. Le premier, fondamental et intrinsèquement lié à notre combat, concerne l’exclusion d’individus par les autorités, qui n’hésitent pas à les réduire à un « non-statut », celui « d’illégal », sur base de leurs origines et de leur situation. Le second aspect, assez général, est rencontré par bien des groupes et associations s’opposant aux pouvoirs [6] en place, et est lié aux modes d’actions choisis pour atteindre leurs objectifs ainsi qu’à la perception qu’a la force publique de ces contestataires.
Parce qu’il n’y a pas d’humains illégaux mais seulement des lois inhumaines
Le premier aspect est donc centré sur la personne, déclarée légale ou illégale, selon son pays d’origine et la manière dont elle est entrée sur le territoire de l’Union européenne. Il est aisé à analyser de notre point de vue : la différence faite entre la légalité ou l’illégalité de personnes franchissant des frontières est une distinction sans importance pour les participants à un réseau No Border. Nous considérons que les frontières ne sont ni naturelles ni légitimes, qu’elles divisent les individus et dispersent ainsi la résistance contre les Etats qui les mettent en œuvre. Elles sont en outre source de nombreuses injustices. Pour les activistes No Border, il est impensable et inadmissible, car illégitime, que quelqu’un (ou même sa migration) puisse être déclaré légal ou illégal. En premier lieu, seul un acte devrait pouvoir être considéré comme légal ou illégal, et certainement pas un être humain, ce qui serait aussi réducteur…qu’inhumain. Il ne s’agit donc à nos yeux que d’un odieux marquage administratif, foncièrement inepte, mais aux conséquences lourdes. Ensuite vient la légitimité de la migration. En tout premier lieu, comme précisé précédemment, nous sommes favorables à la liberté de circulation (et d’installation) de tous. Nous ne comprenons pas comment sa limitation pourrait être défendable éthiquement, sur quelle base morale une grande part de la population mondiale pourrait être privée de cette liberté de base. Nos arguons que les sociétés peuvent et doivent être adaptées aux migrations, et non le contraire. Enfin, les gens qui émigrent ont une raison de le faire. Tenter d’améliorer ses conditions de vies ou celles des siens est légitime. La différence faite entre réfugié politique et réfugié économique est une distinction qui n’a aucun sens. Si par exemple un pêcheur sénégalais émigre car il ne peut plus subvenir aux besoins de sa famille, il est également réfugié politique puisqu’une décision politique est à la base de l’abandon des côtes sénégalaises à des entreprises chinoises [7], décision politique émanant d’une vision capitaliste des ressources. Le même principe reste valable pour les réfugiés de guerre comme pour les réfugiés climatiques.
La politique migratoire européenne tente de faire la différence entre de « bons » et de « mauvais » réfugiés [8], limitant de fait les raisons pour lesquelles des personnes pourraient migrer « légitimement ». L’unique intérêt à faire une telle distinction, artificielle et purement subjective, est de continuer à diviser et à exploiter une grande partie de la population. Pour les raisons énoncées ci-dessus, nous renonçons à cette distinction, considérant qu’« il n’y a pas d’humains illégaux mais seulement des lois inhumaines ».
Parce que nous ne nous laisserons ni enfermer, ni utiliser. Parce que dormir ne ferait que prolonger le cauchemar dans lequel ils aimeraient nous faire jouer
La seconde manière dont les réseaux No Border sont confrontés aux questions de légalité et d’illégalité est plus complexe, quoique assez générale dans le militantisme, et concerne la manière et les conditions dans lesquelles des actions sont menées. Selon certains critères [9], le contexte [10] mais aussi une bonne dose d’arbitraire [11], les autorités catégoriseront certaines actions comme légales et d’autres comme illégales et poursuivront ou non les participants à des actions illégales. Le questionnement sur nos modes d’action et leur positionnement quant à « la légalité » aboutit souvent à de longues discussions durant les assemblées des camps No Border, par exemple lors de collaborations avec des organisations humanitaires importantes. Il est important d’analyser les raisons qui sous-tendent à ces questionnements afin d’y apporter des réponses.
En réprimant certaines actions autour des camps No Border, et en poursuivant des activistes, les autorités envisagent surtout la question de la légalité ou de l’illégalité comme une distinction entre les manifestations autorisées et les manifestations non autorisées. Nous ne pouvons bien sûr conditionner nos actions à l’obtention du label « autorisé/légal » décerné par l’Etat lui-même, selon ses intérêts et ceux qu’il défend, alors qu’il est lui-même la cible de notre contestation et notre opposant principal dans la lutte pour la liberté de circulation ! Nous revendiquons une légitimité supérieure, comme dans toute action de désobéissance, nous permettant de sortir des espaces – à la fois de plus en plus limités et contrôlés, pour ne pas dire neutralisés [12] – de la contestation légale. Nier cette légitimité revient par ailleurs à renier toute forme de désobéissance civile et à abandonner la majorité des modes d’actions [13].
« On critique souvent la violence du fleuve, mais jamais celle des berges qui l’enserrent. » B. Brecht
On peut également arguer le manque de réciprocité, le manque « d’universalité » dans l’application de la loi. Si les autorités utilisent systématiquement des législations de plus en plus répressives contre leurs opposants, il en est rarement de même quand il s’agit des infractions commises par ses agents dans la répression de cette opposition. L’égalité devant la loi est donc un leurre [14]. Ainsi, lors de nombreuses manifestations ou actions [15], les services de police font preuve d’une violence totalement disproportionnée face aux manifestants. On se souviendra de la répression liée aux sommets de Seattle (1999), de Gènes (2001), de Vichy (2008) ou encore de Strasbourg (anti-NATO, 2009) : de nombreux manifestants blessés, plusieurs traduits devant les tribunaux pour jet de pierre, rébellion etc., mais peu ou pas de policiers poursuivis malgré les très nombreux manifestants blessés [16], et les nombreuses images de provocations et de violences policières « gratuites » [17].
A plusieurs reprises, l’Etat belge lui-même, via ses administrations, a délibérément contourné ou carrément piétiné la loi ou les conventions internationales pour privilégier l’application de ses politiques anti-migratoires. Les exemples ne manquent pas : violations régulières des droits humains lors des arrestations, détentions et expulsions de migrants [18], utilisation de subterfuges fallacieux [19] pour l’arrestation de migrants, expulsions ou tentatives d’expulsions réalisées en urgence le week-end alors qu’une audience dans un tribunal est prévue pour le lundi, détention d’enfants et « accueil » des mineurs non accompagnés [20], condamnation de l’Etat belge par la Cour européenne des droits de l’Homme pour avoir violé le droit humanitaire en expulsant par un vol collectif 70 Roms Tsiganes de Gand (arrêt Conka [21]) etc.
A Calais, la police française attaque un lieu considéré comme sûr pour les migrants, les battant, aspergeant de gaz au poivre, détruisant ou jetant leurs quelques biens, sans pour autant disposer du moindre mandat de perquisition (hangar de Kronstadt). Les politiques anti-migratoires grecques enfreignent clairement les politiques européennes en matière de migration et la police grecque est extrêmement violente avec les migrants [22].
Parce qu’isoler du contexte, c’est déjà mentir
Les Etats eux-mêmes méprisent donc la loi quand cela leur semble utile Dans la pratique, à de rares exceptions près, la loi ne s’applique qu’aux activistes et individus luttant contre le système et non aux Etats eux-mêmes, au système capitaliste ou aux entreprises. Dès lors, pourquoi devrions-nous nous sentir moralement obligés de la respecter ? Les autorités postulent souvent que les actions « illégales » sont par essence « antidémocratiques ». Ces mêmes autorités ne se jugent pourtant pas antidémocratiques et ne sont pas jugées comme telles par leurs pairs. Les autorités françaises ne considèrent leurs actions ni comme illégales, ni comme antidémocratiques. Les Grecs et les Belges non plus.
A fortiori, « légal » ne signifie pas forcément « démocratique ». Nous pourrions citer en exemple le régime nazi, qui s’est développé de manière parfaitement légale, ou se référer aux partis racistes récoltant des victoires électorales pour démontrer que légal ne signifie pas démocratique. Comme Jan Blommaert [23] le faisait remarquer dans un essai, le concept de démocratie a été réduit à un nombre de règles (légalité), oubliant le contenu même de la démocratie. Cela permet que des actes non démocratiques soient considérés comme démocratiques par leur respect de certaines règles. De même, des actes illégaux mais démocratiques peuvent alors être taxés d’antidémocratiques.
Pour les raisons développées précédemment, nous ne conditionnons donc pas nos actions à leur caractère légal ou illégal. Nous tenons à préciser que ce questionnement est différent de celui concernant le caractère violent ou non d’une action, puisque même des actions strictement non violentes peuvent être déclarées illégales par l’Etat et que la définition morale de la violence est extrêmement subjective [24]. A Copenhague, des organisateurs d’actions non violentes ont été arrêtés pour avoir été soupçonnés d’organiser des actions illégales. Une politique stricte de non-violence n’assurera jamais que nos actions ne soient déclarées illégales. En outre, nous considérons que prendre en compte le caractère légal ou non d’une action est jouer le jeu de l’Etat. L’Etat définit ce qui est légal ou illégal pour une certaine raison : le fait qu’une approche plus ferme de la gestion de la contestation soit simultanée à une crise mondiale du capitalisme et de l’impérialisme n’est pas une coïncidence. Depuis le 11 septembre, même le fait d’être musulman et opposé à l’impérialisme américain peut être prétexte d’incarcération, parfois de déportation dans un pays tiers où la torture est « légale » [25]. Depuis la crise grecque, les polices surveillent de près les activistes masqués lors des actions, craignant des actions similaires à celles qui se sont produites sur place, actions remettant l’Etat en cause et tentant de le faire chuter. Nous refusons de jouer le rôle qui nous serait imposé dans ce théâtre politique si nous accordions trop d’importance dans nos choix à la légalité. Nous refusons ces polémiques parce que les maintenir au centre de nos discussions amène à affaiblir la résistance contre les politiques et les lois inhumaines, créant des divisions entre activistes ayant les mêmes buts mais des voies différentes pour les atteindre. Le caractère légal ou non d’une action n’est qu’un paramètre de l’évaluation des risques, même s’il implique une prise de conscience des risques et des précautions à prendre.
"Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai la violence" Gandhi
Un des principes des camps No Border est la diversité des tactiques mais la solidarité de tous contre la répression. La diversité de tactiques réfère à un concept dans lequel des activistes de différentes origines et expériences travaillent ensemble pour atteindre un but commun, mais laissant aux uns et aux autres le choix de leurs modes d’action pour y parvenir. L’appel à la diversité des tactiques est souvent lancé par des groupes désirant concentrer leur énergie sur l’attaque de symboles du capitalisme, tels que des banques, des agences d’intérim, des McDonalds…revendiquant leur espace dans le champ d’action. Ils opposent cette diversité de tactiques à la politique du « pas de dégâts - pas de résistance active ». » prônée par certains acteurs de la contestation [26]. Le principe de la « diversité des tactiques » s’est fait connaître au plus grand nombre des activistes quand il a été communément utilisé pour décrire la convergence des actions lors de « la bataille de Seattle » [27]. La diversité des tactiques a obtenu le plus de résultats quand elle était soutenue par un haut degré de solidarité et de compréhension entre les différents groupes participant. Comprendre que, bien qu’en développant des modes d’action différents, il est possible de travailler ensemble dans le même but, génère une dynamique dans de nombreuses campagnes et permet de couvrir l’entièreté du champ d’action, une action renforçant l’autre.
Mais la diversité des tactiques engendre également une grande responsabilité chez les activistes la partageant. Les activistes doivent toujours avoir conscience des risques qu’ils courent ou non ou pourraient faire courir à d’autres, et comprendre les diverses implications des actions proposées afin de choisir auxquelles participer. Se montrer solidaires face à la répression contre des actions auxquelles ils décident de ne pas participer pour des raisons qui leurs sont propres. Respecter l’ensemble des militants : l’ « utilisation » d’une grande manifestation annoncée et légale par un groupe d’activistes « jeteurs de pierres » peut manquer de respect voir même être traumatisante pour des participants s’attendant à une manifestation autorisée et calme.
Lors du No Border Camp, nous soutiendrons toutes les actions menées en respect des principes du No Border Camp si ces actions sont menées contre les politiques anti-migratoires européennes ou belges, au sens le plus large. En contrepartie, nous attendons de tous les participants qu’ils utilisent leur mode d’action préféré avec respect pour les autres et leurs tactiques propres et qu’ils prennent la responsabilité de faire de ce camp un succès.
Ce qui conditionne nos actions est leur légitimité, une fois considérées dans leur contexte. C’est cette légitimité qui nous soude, elle qui associée au respect de chacun génère cette solidarité qui nous renforce. Nos actions ne seront jamais antidémocratiques au sens réel du terme, tout au contraire. Nos actions, notre « désobéissance » collective, qu’elle soit anonyme ou non, sont guidées par la volonté d’avancer vers un monde plus juste et plus solidaire. Et sans vouloir faire de (très) mauvais jeux de mots, au camp No Border, « chacun y apporte sa pierre »…
La plèbe et les zotres