1. Le choix de l’importance : où placer le sujet pour en diminuer sa valeur ?
18 octobre 2007. La "Une" de Libération, journal historiquement de gauche et actuellement de droite [1]. Celle-ci est consacrée au divorce de Nicolas Sarkozy et de Cécilia Cingaler-Albéniz [2]. Affaire purement privée, il s’agit néanmoins du premier président français en exercice à se séparer de son conjoint. Sociétalement, cela pourrait mériter l’attention. Politiquement et économiquement c’est… vide. Le même jour, huit syndicats français mobilisent leur troupes (300.000 manifestants en France, grèves majoritairement suivies dans les services publics [3]) contre la volonté du gouvernement de couper dans les retraites des agents des services publics.
D’un côté les cinq premières pages consacrées à une affaire privée, reflet de la "pipolisation" ; de l’autre, une journée d’actions qui concerne directement 1,1 million de fonctionnaires [4] ramenée au statut des chiens écrasés. On peut qualifier ces sujets peu importants d’information de diversion, dont une illustration caricaturale se trouve plus bas.
- Une du Nieuwsblad du 16 juin 2009 : les tatouages non désirés de Kimberly
2. Le choix des titres : comment influencer le lecteur en quelques secondes ?
Les titres des articles, leurs intertitres, les chapeaux [5] constituent un élément fondamental de l’orientation du lecteur.
C’est ce que l’œil accroche en premier [6]. Ce sont donc les parties les plus lues d’un journal, sur internet ou sur papier. Bien souvent, la lecture d’un article s’arrête déjà à son titre. Mais à ne lire que les gros titres, l’information en est souvent complètement faussée. C’est ainsi que, sans honte, Vers l’Avenir et la Libre Belgique [7] titraient le 28/08 :
Quelques lignes plus loin on découvrait que la Fédération des Entreprises de Belgique souhaite entre autres mesures : réduire fortement les effectifs de la fonction publique, restreindre fortement les droits à la pension, attaquer l’indexation des salaires, poursuivre ou maintenir la diminution des cotisations sociales des entreprises, etc. La Libre Belgique ne revient pas une seule fois aux éléments du titre et l’on peut tout au plus découvrir, presque par hasard, une ligne dans Vers l’Avenir affirmant que l’organisation patronale "va se battre pour créer de l’emploi et faire en sorte qu’il y ait autant de croissance possible"
Fallait-il impérativement laisser l’attaché de presse de la FEB déterminer le titre de l’article en ajoutant ces quelques mots en gras dans le communiqué de presse ? Poser la question c’est y répondre.
3. Le choix des mots : la guerre c’est la paix [8]
A propos de croissance précisément, les médias dominants évoquent depuis plusieurs mois, la "reprise économique" sur base "d’indicateurs positifs", essentiellement la remontée des cours de bourse. Ainsi, cette dépêche, reprise par la RTBF, cite au mois de mars le président de la Banque Centrale Européenne, Jean-Claude Trichet. Il évoque la "proximité du moment" avec la reprise mais note que la croissance sera négative (sic) en 2009.
Reprise, croissance, croissance négative ? Est-ce à dire que le nombre de demandeurs d’emploi va diminuer, le niveau des salaires et des allocations augmenter ou au moins ne plus diminuer ? Pour Rudy Thomaes, administrateur–délégué de la FEB, le lien était automatique : croissance=emploi. Bien entendu, ces mots ne sont qu’illusion. Ils servent à masquer, sous couvert de service collectif, les volontés des chefs d’entreprise. Ce n’est pas tant la création d’emploi que la survie de leur entreprise et de leur profit qui leur importent [9].
Le poids des mots choisis par les puissants est tel que, bien souvent, la seule possibilité consiste à les adapter à la sauce contestataire. L’organisation syndicale française, la CGT annonce par exemple attendre la "vraie reprise" [10]. La reprise qui lave plus blanc, en somme. Ou encore ce communiqué de presse de la FGTB réclamant un "retour sur investissement" pour les travailleurs, en l’occurrence de la création d’emploi [11].
De leur côté, les journalistes reprennent le vocabulaire dominant sans sourciller, voire le renforcent [12].
4. Le choix de l’angle : comment changer de sujet ?
Une grève ? Le pourquoi n’est pas la priorité du Soir en cette journée d’octobre 2008. C’est plutôt le "comment" qui l’interpelle. Autrement dit : si je vais travailler, la SNCB sera-t-elle en grève ou non ? Le journaliste, Bernard Demonty promet, dans le chapeau de son article, le détail des perturbations liées à la grève prévue le lendemain. Il faut attendre l’avant-dernier paragraphe pour comprendre que les organisations syndicales luttent pour une amélioration du "pouvoir d’achat". Peu importe l’origine des protestations, ce qui compte c’est le spectacle de la grève. Le titre aurait déjà dû nous éclairer : "Des grèves dans tout le pays". A l’opposé, et bien qu’issu du site internet d’un parti politique, un autre article nous procure un éclairage direct sur cette journée d’action : pouvoir d’achat, ras-le-bol de la crise communautaire, volontés de régionalisation des leviers de solidarité [13].
En substance, le lecteur du Soir comprendra qu’il doit prendre toutes ses dispositions pour se préparer à la paralysie du pays et aller au boulot le lendemain, tandis que le lecteur alternatif pourrait s’identifier aux revendications des manifestants et des grévistes.
5. Le choix de la distance : comment négliger la chronologie ?
Peu avant les élections d’août 2009 en Afghanistan, l’affolement était général. Chaque attentat ou action des talibans faisaient craindre une élection ratée. Sitôt passé le jour du scrutin, Le Soir se réjouissait de ce que : "En dépit de quelques attaques, mais sans grand attentat, les élections présidentielle et provinciales ont remporté un franc succès dans un Afghanistan aux prises avec la guérilla talibane" [14].
Des nouvelles optimistes, donc. Une prise de distance, quelques clics vers Wikipédia font aussitôt relativiser. L’invasion occidentale de l’Afghanistan remonte à 2001. Huit ans déjà. Objectifs selon wikipédia : "Le but de l’invasion était de capturer Oussama Ben Laden, détruire l’organisation Al Qaïda, et renverser le régime taliban qui soutenait Al Qaïda".
Bien que très partielle [15], cette description suffit pour constater que les objectifs ne sont pas atteints. A la lecture du Soir, on notera avec surprise que : "La démocratie [est] élue haut la main". Dans un pays en guerre depuis 1979 ?
En quelques semaines, les médias ont donc transformé un pays dévasté, incontrôlé en un Etat en marche vers la démocratie grâce à des élections dont on attend toujours le résultat.
6. En conclusion toute provisoire
On le voit à travers ces exemples récents, la presse à grand tirage est peu encline à diffuser correctement une information de qualité. Et ce n’est qu’un des aspects de la critique des médias : télévision et radio ne sont pas en reste [16], les médias sont pour la plupart contrôlés par des groupes financiers aux finalités basées uniquement sur le profit ; la publicité, pourvoyeuse de fonds impose ses critères ; les exigences d’audimat poussent les médias vers la facilité : sexisme, faits divers, humour vaseux, politiquement correct, etc [17].
La critique des médias remet en cause la fiabilité de ceux-ci comme source d’information. Elle assume donc deux rôles complémentaires : d’une part critiquer, lorsqu’il y a lieu, l’information relayée par la presse écrite, la radio, la télévision ou encore internet, et d’autre part proposer une information alternative et indépendante.
Appliquée au quotidien, la critique des médias consiste à se laisser le moins possible influencer par une photo inutile mais accrocheuse de la jambe brisée de Wasilewski ; par un titre choc annonçant la bonne volonté patronale ; par un angle évoquant le coût de la grève pour l’économie belge ; par des mots insidieux transformant toute protestation en "grogne" ; par des tournures de phrase assimilant arabe et islamisme ; par des sujets trop souvent ignorés (au mieux) ou biaisé (au pire) tels la guerre civile en Somalie, le taux de pauvreté, l’action policière etcaetera, etcaetera, etcaetera. Dès lors on recherchera, parfois avec peine, une autre information, avec d’autres mots, d’autres sujets, d’autres analyses, d’autres journalistes. Information que l’on ne manquera pas non plus de critiquer, de vérifier, de compléter. Et c’est entre autres pour donner un autre ton, une autre info, que se lance JIM [18]. S’ils nous donnent des jeux, nous leur rendrons des pains.
Gérard Craan