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Les médias sont-ils indépendants ?

mercredi 22 décembre 2010, par Micheline Davies

Une idéologie dominante s’est construite dans les médias américains à travers des filtres structurels principaux disposés entre les faits et le public. Telle est la thèse défendue par Noam Chomsky et Edward Herman. Leur étude est construite autour d’un modèle qu’ils nomment « de la propagande ». Le concept théorique de l’ouvrage [1] explique comment la presse libre participe à la propagande qui est très présente dans les démocraties.

La concentration médiatique

Chomsky et Herman précisent que le degré de concentration n’a fait qu’augmenter depuis la Seconde Guerre mondiale. Le nombre de propriétaires de presse est extrêmement réduit et certains détiennent toute la gamme des médias américains. Les scientifiques ont répertorié vingt-quatre principaux géants médiatiques sur base de données financières. Nous ne citerons que quelques grands groupes : CBS, General Electric (NBC), News Corporation (Murdoch), New York Times, Reader’s Digest… Ces vingt-quatre sociétés sont d’importantes firmes à but purement lucratif, détenues et contrôlées par de très grosses fortunes. Selon Chomsky et Herman, il existe une autre relation structurelle importante qui est : « la dépendance ou les liens qu’entretiennent les entreprises de médias avec le gouvernement. Les radios et les télévisions sont toutes soumises à l’autorisation et à l’attribution des fréquences par l’administration, elles ont donc potentiellement à redouter son contrôle et ses pressions » [2]. En outre, les grands médias dépendent aussi du gouvernement de manière plus générale. En effet, toute entreprise est attentive aux décisions gouvernementales qui peuvent avoir un impact sur sa croissance. Ce premier filtre demande donc richesse et pouvoir aux mains de happy few qui veillent à leurs intérêts financiers. Les journalistes sont donc face à un actionnariat à la recherche du profit ; ce qui peut expliquer de la part des journalistes une tendance marquée à ne relayer que les informations fournies par les élites économiques et politiques.

Le poids de la publicité

Le deuxième filtre pointé par Chomsky et Herman est la dépendance des médias envers la publicité qui introduit dès lors les logiques économiques au sein même de la presse. Avant que la publicité n’occupe une place importante dans les médias, les coûts de production devaient être couverts par le prix de vente du journal. La logique suivante est de vendre le journal en dessous de son prix de revient ; le déficit est comblé par l’aide directe ou indirecte de l’Etat, et surtout, dans les démocraties industrielles, par la publicité. Comme le racontent les auteurs de La Fabrication du consentement, « les titres n’ayant pas la faveur des publicitaires s’en trouvèrent fortement désavantagés ; ils comptaient parmi les plus chers, leurs ventes s’effondraient, leur trésorerie les empêchant de faire face aux investissements qui auraient permis de soutenir les ventes » [3]. Il est important de noter que dès l’apparition de la publicité dans la presse, les journaux radicaux et ouvriers vont se retrouver affaiblis. Leur lectorat est généralement de revenus modestes ; il ne constitue pas un public très large. C’est donc une cible inintéressante aux yeux des publicitaires. Les auteurs pensent que : « l’objectif des médias est d’attirer le public non pour lui-même mais en fonction de son pouvoir d’achat. Tout comme au XIXe siècle, c’est un public aisé qui intéresse aujourd’hui les annonceurs » [4].

En d’autres termes, ce second filtre renvoie aux sources de financement des grandes entreprises médiatiques. Leurs recettes proviennent principalement des annonceurs à qui les médias vendent leur public et leurs taux d’audience. Le journal a donc une double clientèle, un double marché : les lecteurs et les annonceurs.

Les sources d’information

La thèse défendue par Chomsky et Herman est que : « les médias sont en symbiose avec de puissantes sources d’information pour des raisons économiques et du fait d’intérêts partagés » [5].

Il est impossible pour les médias d’être présents partout, même si certains d’entre eux disposent de correspondants permanents là où les événements significatifs se produisent. La logique économique invite alors à se tourner vers des sources d’informations certifiées. Nos auteurs pointent du doigt les sources proches du gouvernement américain et des milieux d’affaires qui sont privilégiées par les journalistes. Ces sources sont crédibles sur base de leur statut. Les journalistes ne remettront pas en question la légitimité de telles sources. Chomsky et Herman citent Mark Fishman : « les travailleurs de l’info sont prédisposés à prendre les déclarations des bureaucrates pour argent comptant car ils participent au renforcement d’un ordre normatif accréditant les experts officiels de la société. […] Un journaliste tiendra les allégations d’un responsable, non pour de simples allégations, mais pour des faits crédibles et établis » [6]. Ces sources d’informations gouvernementales et des milieux d’affaires se donnent beaucoup de mal pour faciliter la vie des médias. Ainsi, ils font notamment parvenir aux journalistes les textes de discours et des rapports ; ils vont même jusqu’à ajuster les horaires des conférences de presse en fonction des délais de bouclage.

Autre source : les experts. Aux Etats-Unis, ils sont rémunérés comme consultants. Il est ainsi possible d’orienter la mise à disposition d’experts dans la direction souhaitée par les autorités et le marché. Henry Kissinger le soulignait : « dans cet « âge des experts », la « communauté » des experts est constituée par « ceux qui ont un intérêt particulier dans les opinions communément admises, élaborant et définissant ces consensus à un haut niveau ; c’est ce qui en fait, en dernière analyse, des experts » [7]. Plus essentiel encore, souligne l’ouvrage de Chomsky et Herman, après avoir instauré une dépendance à leur seul profit, les sources vont imposer aux journalistes, de manière insidieuse, un agenda et un angle prédéfini.

En bref, il résulte de ce troisième filtre que les journalistes auraient trop tendance à recevoir et à diffuser une information certifiée et de la légitimer à leur tour auprès du public.

Contre-feux et autres moyens de pression

Intéressons-nous un instant au quatrième filtre intitulé : « Contre-feux et autres moyens de pression ». Divers leviers contraignants vont s’enclencher si un média s’aventure hors des sentiers battus. Ces pressions sont un ensemble de protestations qui assaillent le média, entre autres, via des coups de téléphone, des pétitions, des poursuites judiciaires voire des menaces ou des représailles. Cela peut prendre une ampleur nationale ou locale, et être le fait d’individus indépendants ou de grands groupes ou bien encore de personnes qui disposent de moyens substantiels. En effet, une campagne de dénigrement peut mettre un média sur la sellette et lui coûter beaucoup d’argent. Etre capable de monter une telle campagne suppose donc un certain pouvoir. Chomsky et Herman écrivent que « l’augmentation de leur nombre [protestations] a suivi parallèlement la montée du ressentiment des milieux d’affaires face aux critiques des médias et à une plus grande agressivité commerciale dans les années 1970-1980 » [8]. Les auteurs poursuivent : « bien que les médias se trouvent constamment sous le feu de « ces machines à contre-feu », celles-ci sont néanmoins chouchoutées. Elles jouissent de l’empressement attentionné des médias et leur rôle d’organes de propagande liés à une stratégie industrielle globale est rarement évoqué ou analysé » [9].

On le voit, de telles pressions peuvent paralyser la presse. Si toute tentative de sortir du lot risque de déclencher des campagnes de sape contre un média, cette seule perspective peut en effet être dissuasive.

Quelle indépendance pour un journaliste dans un tel système médiatique ?

Les éléments analysés par Chomsky et Herman ont été développés pour la presse aux Etats-Unis. Cette situation peut en grande partie être exportée dans le contexte européen. Le lien entre médias et politique est une double relation de subordination en Europe aussi. D’une part, les régimes politiques sont orientés par des opinions publiques façonnées par les médias ; d’autre part, les puissances économiques noyautent les médias, qui, structurellement, n’ont aucune objectivité. Les journaux sont aux mains de quelques monopoles privés qui financent aussi les partis politiques. Il y a donc collusion d’intérêts entre le politique et les médias, car on retrouve à leur tête des directeurs mis en place par le pouvoir. Ces dirigeants représentent les intérêts des nantis et défendent leur point de vue. Si d’aventure, un journaliste veut mener une enquête sur un sujet qui pourrait fâcher le groupe financier, qu’adviendrait-il alors de son article ? L’interrogation se porte dès lors sur l’indépendance du journaliste dans le système médiatique que nous connaissons.

Micheline Davies

Novembre 2010

Notes

[1CHOMSKY N, HERMAN E., 1988, 2002, 2008, La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Editions Agone.

[2Ibid.

[3CHOMSKY N, HERMAN E., 1988, 2002, 2008, La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Editions Agone.

[4Ibid.

[5CHOMSKY N, HERMAN E., 1988, 2002, 2008, La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Editions Agone.

[6FISHMAN M., 1980, Manufacturing the News, University of Texas Press, cité dans « La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie », Chomsky N., Herman E., Marseille, Editions Agone, 1988, 2002, 2008.

[7KISSINGER H., 1969, American Foreign Policy, Norton.

[8CHOMSKY N, HERMAN E., 1988, 2002, 2008, La fabrication du consentement, De la propagande médiatique en démocratie, Marseille, Editions Agone.

[9Ibid.

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