Dans son discours, « le roi n’épargne pas le monde financier » et il « ne mâche pas ses mots », prévient la RTBF [1] : « La crise a été en bonne partie causée par l’absence d’éthique. [...] Il me parait donc important de plaider pour le développement d’une éthique dans le domaine économique et financier. Celle-ci doit évidemment s’accompagner d’une mise au point de certaines règles et normes pour le contrôle des intermédiaires et des produits financiers. Ces contrôles devront être non seulement renforcés mais internationalisés. » [2].
Le plaidoyer pour plus d’éthique n’est pas nouveau : il rejoint un discours communément exprimé ces derniers temps par nombre de politiques, penseurs et journalistes. Il faut moraliser, humaniser le capitalisme nous dit-on. Le pape Benoit XVI lançait dernièrement un appel vibrant en ce sens [3]. Et cette semaine, les ministres des finances des pays de l’UE se déclaraient pour une limitation des bonus. L’éthique a le vent en poupe. Depuis quelques années, les références à l’éthique se multiplient d’ailleurs dans différents domaines de la société : politique (la bonne gouvernance), sportif, médical (la bioéthique), publicitaire,... Mais que faut-il comprendre par « plus d’éthique », notamment dans le secteur des finances et de l’économie ? Qu’implique – et que n’implique pas – cette préoccupation largement partagée et a priori fort sympathique (qui peut être contre plus d’éthique) ?
L’éthique [4] est d’abord une discipline philosophique [5] : science de la morale, elle se fonde sur la distinction entre le bien et le mal et concerne le comportement moral ou amoral d’un individu ou d’un groupe d’individus. Les philosophes ont largement débattu, sans se mettre d’accord, sur la distinction entre éthique et morale. Dans l’usage commun, les adjectifs tendent à se confondre.
Ethique des affaires : des principes plutôt que des lois
Dans le domaine économique, l’éthique des affaires apparait aux Etats-Unis dans les années 1970 avec les premières chartes éthiques [6] ou codes de bonne conduite. [7] Ces chartes éthiques n’ont pas plus de valeur juridique qu’un engagement moral. Contrairement aux règles de droit, elles ne sont pas contraignantes, leur application n’est assurée que par la bonne volonté des entreprises. Leur violation n’entraine pas de sanction.
« Dans les années 1980, ces chartes se sont multipliées à la faveur du désengagement de l’Etat dans les domaines de la législation du travail, de la règlementation des flux financiers et de la protection sociale. » Un mouvement qui « avait été prôné par les institutions financières internationales [...] » [8].
En d’autres termes le recours à l’éthique, dont l’application est soumise au consentement libre des entreprises, tend à se substituer aux règles du droit. On assiste donc à une mise à l’écart du droit, ce qui est évidemment hautement préoccupant pour les travailleurs qui risquent de ne plus disposer à terme de recours légal face à leurs patrons.
Dans les années 1990, les codes éthiques continuent à se développer et à s’internationaliser [9] au rythme battant de la mondialisation, notamment sous la pression d’ONG et de syndicats [10]. En 1989, le Groupe d’action financière international (GAFI) est créé à l’initiative de la France. Le GAFI émet des recommandations éthiques afin d’assurer la transparence, la lisibilité et traçabilité des mouvements financiers ; il publie également une liste noire des sociétés-écrans et des paradis fiscaux [11]. Des centres de recherches en éthique économique et des affaires fleurissent un peu partout, notamment au sein des universités.
Dans les années 2000, les scandales financiers impliquant de grandes entreprises [12] soulèvent l’indignation et agitent les médias. Ces affaires obligent les Gouvernements à émettre certaines lois de régulation (loi Sarbanes-Oxley votée en 2002 aux Etats-Unis , loi sur la sécurité financière votée en 2003 en France...) afin d’apaiser les critiques plus ou moins radicales émanant, notamment, des milieux altermondialistes.
Mais le mouvement général continue de privilégier le principe moral (non-contraignant) à la loi. Ainsi, en 2004, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe adopte la résolution 1392 sur l’éthique d’entreprise en Europe. Sa lecture est très instructive : « Etant donné son impact potentiellement nuisible pour l’économie, la récente série de scandales dans certaines entreprises aux Etats-Unis et en Europe exige une réaction des pouvoirs publics comme des instances réglementaires. Ces scandales reflètent un climat marqué par une éthique d’entreprise insuffisante, ce qui risque de saper la confiance dans le système économique tout entier. [...] Pour remédier à une telle dégradation de l’éthique d’entreprise, il faudra non seulement introduire un changement législatif, mais aussi apporter une réponse plus large au niveau de la culture d’entreprise. Certaines des réformes législatives récentes introduites aux Etats-Unis, en particulier concernant les cabinets de vérification des comptes, pourraient être utilisées comme cadre de départ et devraient être complétées par une approche européenne fondée davantage sur des principes que sur le droit, et reposant sur une supervision et un système de lignes directrices à suivre. » [13].
En 2004 toujours, la Confédération Mondiale du Travail publiait une étude sur 239 codes éthiques révélant que « pas plus d’un tiers des codes examinés ne fait référence à des normes internationales du travail, en termes généraux ou en citant des principes d’une convention ou d’une recommandation spécifique de l’Organisation Internationales du Travail » [14].
L’éthique, un paravent doré ?
Cela fait maintenant près de quarante ans que que la notion d’éthique a envahi le domaine de l’entreprise et des finances. Mais les principes de l’éthique se heurtent aux principes de concurrence et de maximisation des profits. Les objectifs du marché et de l’éthique sont proprement incompatibles. Et on voit où l’on en est... Les « restructurations », « réorganisations », « délocalisations » pleuvent de partout, entrainant la suppression de milliers d’emplois et la précarisation des travailleurs. Dans le même temps, le désinvestissement massif de l’Etat dans les domaines sociaux, et de manière générale, de service public, a contribué à une régression sociale massive.
En réalité, le marché tire profit de l’éthique. De la part des entreprises, la référence à l’éthique permet de soigner une image, une réputation et de s’attirer les faveurs des consommateurs, des partenaires ou des pouvoirs politiques, tout en assumant une responsabilité légale limitée. [15]
A un moment où « la crise » illustre et renforce la pertinence des critiques remettant en cause le modèle économique dominant, la multiplication du recours à l’éthique semble donc répondre à deux objectifs : d’une part, faire diversion face aux inquiétudes de « l’opinion publique », confrontée quotidiennement aux effets socialement et écologiquement destructeurs du système, en détournant son attention du terrain économique (on interroge la responsabilité d’un système) vers le terrain moral (on interroge un comportement individuel). D’autre part, poursuivre le désengagement programmé de l’Etat (et plus généralement de l’intérêt public) de la sphère économique.
Christine Oisel