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Une école alternative en marche : bienvenue à Pédagogie Nomade

samedi 15 mai 2010, par Pierre Hère

Depuis septembre 2008, l’école Pédagogie Nomade, à Limerlé, dans la province du Luxembourg, propose une méthode d’apprentissage et un fonctionnement général d’établissement bien loin de ce que l’on trouve dans l’enseignement traditionnel. Après un an et demi, la période de rodage semble toucher à sa fin. Présentation de cette école pas comme les autres.

On peut, sans trop forcer le trait, parler de crise en ce qui concerne le monde de l’enseignement. Crise de financement [1], mais également crise existentielle. Entre le taux de décrochage, l’absentéisme, les sentiments désabusés, l’absence de nouvelles vocations et le changement de carrière au bout de quelques années de près de la moitié des jeunes professeurs [2], l’école semble devoir se réinventer. Certains rejettent la faute sur le manque de discipline des élèves, voire la démission de leurs parents, et prônent un retour aux ambiances du passé, avec souvent le fantasme du collège anglais en ligne de mire pour les plus radicaux.

D’autres y voient un problème structurel. Pour beaucoup d’entre eux, ce que refusent les élèves n’est pas l’apprentissage, mais l’école elle-même. La mise en scène ne fonctionne plus, comme un vieux tour de passe-passe éculé dont tout le monde connaît le truc. Les adolescents ont une maturité de plus en plus précoce, et leur offrir un cadre relativement identique de leur 6 à 18 ans sans réaction de leur part est beaucoup trop optimiste [3]. Sans oublier que désormais, grâce aux médias, les élèves connaissent les coulisses de l’école et de ses acteurs, humanisent les professeurs, éducateurs et directeurs, et de là se laissent moins impressionner par un statut qualifié de maître il n’y a pas si longtemps.

Ce statut était-il d’ailleurs enviable ? Doit-on postuler le refus du travail de l’élève, et le fouet comme moteur nécessaire ? L’école doit-elle offrir un cadre de soumission - tu n’auras pas de problème tant que tu fais ce que je dis sans discuter – et sembler préparer principalement à une vie professionnelle de subordonné ? On évoque souvent les missions de formation à l’autonomie et à la citoyenneté démocrate de nos écoles, mais l’institution fonctionne elle-même d’une des manières les moins démocratiques, et on n’y fait que peu confiance à l’élève [4], qui est avant tout un être à gérer et former plutôt qu’à épanouir.

Quand ce type de constats est approuvé, la volonté d’inventer un nouvel enseignement apparaît. Peut-être est-ce l’école qui est désormais inadaptée, au moins pour certains des élèves, et que le problème chez ces derniers peut être vu comme un trop plein de lucidité, d’intelligence, de volonté et d’autonomie plutôt que l’inverse. Ne serait-il pas intéressant alors d’explorer la voie de la confiance et de la responsabilisation ? C’est cette logique que les fondateurs de Pédagogie Nomade, école alternative située dans la commune de Gouvy, ont décidé de suivre.

Tout a commencé par la rencontre de deux mondes

D’un côté, on trouve l’ASBL Périple en la Demeure [5] basée à Limerlé, à quelques kilomètres de l’intersection entre les frontières belge, allemande et luxembourgeoise, dont la vocation éducative, écologique et culturelle fait ses preuves dans la région depuis une dizaine d’années. Même si certaines sensibilités et idéologies (telles que l’environnement, l’auto-gestion, l’échange et le partage, la méfiance vis-à-vis de la pensée dominante,...) sous-tendent toutes les réalisations de cette ASBL, c’est principalement un lieu d’action. Il s’agit d’abord d’un endroit de rencontre, construit au début des années deux mille à partir d’une vieille ferme en ruine, et dans lequel sont régulièrement organisés des ateliers, des concerts, des rencontres philosophiques,... Mais on y trouve également une brasserie où nait la bière Oxymore [6] ; un jardin, dédié à la culture propensive [7] ; ou encore quelques animaux d’élevage. Et une école secondaire depuis un an et demi [8].

De l’autre côté, il y a la faculté de philosophie de l’ULg, haut lieu de réflexion en Belgique particulièrement vivant ces dernières années, dont certains des doctorants avaient et ont toujours un grand intérêt pour les questions d’éducation et d’enseignement.

Le contact eut lieu en 2005. Rapidement, les initiateurs du projet se rencontrent sur certains points, en premier dans leur analyse de travers de l’enseignement dit traditionnel. Car si ce type d’enseignement ne reçoit pas une condamnation sans ambages de leur part, il leur semble pourtant qu’une alternative est possible, et même potentiellement bénéfique, au moins pour certains élèves qui s’en trouvent plus ou moins exclus. Les nouveaux amis se retrouvent également sur certaines réponses déjà apportées à cette question des travers, limites et erreurs fondamentales de l’enseignement traditionnel, qu’ils vont chercher dans la littérature (Jacques Rancière, René Char, Michel Foucault,...) autant que dans des projets déjà réalisés un peu partout en Europe et dans le monde (Lycée expérimental de Saint-Nazaire et Lycée autogéré de Paris en France, Barefoot College (collège aux pieds nus) en Inde,...).

Gestation et naissance de Pédagogie Nomade

Assez vite, la volonté de tenter eux aussi l’aventure apparaît, à la lumière du bagage qu’ils ont accumulé. De ce qui a fait ses preuves autant que ce qui semble avoir mené à des voies de garage. C’est le temps de l’approfondissement théorique, des brainstorming, des visites et des invitations, et de la rédaction du projet, qui durera presque deux ans. Le résultat sera le projet d’une école approchée principalement selon trois axes, empruntés au Lycée expérimental de Saint-Nazaire : un fonctionnement démocratique, impliquant un égalitarisme entre professeur et élèves ; l’autogestion ; et une approche pédagogique basée sur le décloisonnement des matières, l’apprentissage au travers d’ateliers et de projets, et l’ouverture de l’école au monde extérieur. (Voir cadre)

Il fallut encore un an et demi pour convaincre la Communauté Française d’accepter et de financer l’aventure [9]. Depuis, une soixantaine d’élèves de secondaire supérieur y sont inscrits, ou plutôt la font vivre, aidés dans leur gestion et leur apprentissage par une douzaine de professeurs (pour l’équivalent de huit temps pleins).

L’heure des premiers bilans

Tout n’est pas toujours rose à Pédagogie Nomade, bien sûr. Il faudra encore longtemps avant de pouvoir tirer des conclusions franches qui soient intellectuellement honnêtes, mais déjà certaines critiques et certaines réussites se font récurrentes. On fait en général à Pédagogie Nomade les mêmes reproches qu’aux autres écoles alternatives : le manque d’encadrement de l’élève, qui mène certains à un absentéisme conséquent. Ce à quoi il est répondu que si certains élèves sont absents à leurs débuts, une bonne partie d’entre eux réintègre l’école après quelques semaines, voire quelques mois passés en dilettante. Et qu’il vaut mieux un élève à 100% disposé, en pleine possession de sa volonté et de ses moyens, la moitié du temps qu’un élève en opposition ou en refus complet qui serait présent tout le temps.

On reproche aussi à ce genre d’école un taux de réussite relativement faible. Ce taux est peut-être faible par rapport à une école normale, mais est sans doute supérieur à ce que les élèves de l’école auraient atteint dans l’enseignement traditionnel, eux qui pour la plupart étaient en décrochage scolaire. De plus, certains d’entre eux se choisissent d’autres défis que l’obtention du certificat d’enseignement secondaire supérieur, comme la réussite d’un examen d’entrée dans une école supérieure, par exemple. Calculer un taux de réussite pertinent à Pédagogie Nomade est donc compliqué.

Au final, il semble que les élèves passés par ce genre d’enseignement ont en général une connaissance théorique et encyclopédique moins pointue (mais souvent plus large) que dans les écoles traditionnelles. Ils font par contre preuve d’une grande maturité concernant la gestion, la confiance en soi, la communication en groupe, la prise de parole et l’inscription dans un débat. Les partisans et les adversaires d’un tel type d’enseignement se renvoient donc dos à dos, incapables de s’entendre précisément sur les attentes prioritaires qu’on a de l’école (préparation à l’enseignement supérieur et à la vie active d’un côté, épanouissement, autonomie, capacité à vivre et travailler ensemble et curiosité intellectuelle de l’autre).

Il est clair aussi que les règles de l’école sont faites pour une école de quelques dizaines d’élèves et sont sans doute en l’état inadéquates pour de plus grands groupes, qui s’ils voulaient intégrer des principes que l’on trouve à Pédagogie Nomade, devraient les adapter à leurs tailles. Mais les échecs de PN (ndlr : Pédagogie Nomade), que ce soit dans la gestion, l’absentéisme, ou certaines relations avec le voisinage [10] se font déjà de plus en plus bénins, et laissent la place à des succès pédagogiques, culturels et humains de plus en plus visibles et indéniables. A l’heure d’une crise existentielle de l’enseignement traditionnel, on ne peut que souhaiter qu’un tel projet puisse amener quelques éléments de solution. Ou au moins sauver la scolarité de certains qui s’en étaient trouvés exclus.

Pierre Hère

Un fonctionnement différent pour une école à part

Le fonctionnement démocratique

Le premier axe sur lequel se base l’enseignement à Pédagogie Nomade est la recherche d’un fonctionnement démocratique de l’école. Ce qui implique en premier lieu une égalité de droits et de devoirs entre les professeurs et les élèves au sein de l’école. S’il existe effectivement une différence de fonction, personne à PN ne peut imposer son autorité, son agenda, ses sanctions, du seul fait de son statut. Le professeur offre son expérience, est un référent dans certaines matières pour l’élève, mais ne le dirige pas. Ce dernier doit prendre en main lui-même sa scolarité, placer ses propres échéances, et s’auto-évaluer à la lumière des commentaires de chacun. C’est une pratique mutuelle de la confiance. Et si certains prennent du temps à se mettre au travail, la majorité de ces élèves précédemment en décrochage mettent assez vite la main à la pâte, comme pour prouver que c’est un blocage plus qu’une fainéantise qui les a rendu « improductifs » jusque-là.
La volonté démocratique implique que les décisions concernant le fonctionnement de l’établissement se prennent de manière collégiale. Une matinée par semaine est consacrée à ces prises de décisions, dans un jeu presque parlementaire de propositions, de concertations entre élèves d’un côté, professeurs de l’autre, et de mise en commun et synthèse avant approbation ou rejet.
Et jusqu’ici, cela marche. La plupart des élèves osent s’approprier ce pouvoir et font montre d’une volonté d’assumer au mieux cette responsabilité. Ce fonctionnement semble également bénéfique quant à l’apprentissage de la confrontation de points de vue, la confiance en soi qu’il faut pour exposer les siens et l’approche intellectuelle nécessaire pour respecter ceux des autres et trouver une synthèse constructive et satisfaisante pour les différentes parties en jeu.

L’autogestion

À Pédagogie Nomade, il n’existe ni direction, ni secrétariat, ni équipe d’entretien ou de cuisine. Toutes ces tâches incombent aux élèves et professeurs. Un roulement existe pour que chacun ait à un moment ou à un autre la responsabilité de ces gestions. Le but est ici multiple : une appropriation pour chacun de l’école dans son ensemble ; un respect et un apprentissage des tâches d’entretien, d’administration, de restauration ; une portée concrète à leur action ; ... Tout le monde participe au fonctionnement global de l’école. Les soucis des élèves ne se cantonnent donc pas à leurs notes de cours et à leurs interros. A leur plus grande joie semble-t-il. [11]

Le décloisonnement

L’approche pédagogique à PN peut être présentée comme voulant « détruire des murs ». Détruire les murs entre classes et ateliers ou labos d’abord, par une pédagogie du projet, dans laquelle la valeur de la théorie réside principalement en ce qu’elle permet la réalisation, ce y compris la réalisation personnelle.
Destruction des murs entre les classes de matières différentes ensuite. Au travers des projets, les matières sont abordées en fonction de leurs complémentarités. Qu’un outil pédagogique pour la géographie, par exemple, soit rédigé en anglais, et le cours tourne en cours de langue. La collaboration entre professeurs est indispensable, et va même plus loin encore, certains d’entre eux suivant les cours de leurs collègues. Afin d’y apporter une vision « apprenante » qui permet d’en améliorer le didactisme, ou simplement par curiosité personnelle. Avec des résultats assez remarquables, quand on sait à quel point dans la plupart des écoles les professeurs rechignent ne serait-ce qu’à évoquer leurs cours avec leurs collègues. Cette collaboration, mais aussi les devoirs de l’autogestion et l’accessibilité pour des cours particuliers, incitent les professeurs à une présence à l’école plus grande qu’ailleurs [ce qui n’est pas pour plaire aux syndicats. On peut comprendre leur volonté de protéger les horaires d’une profession souvent éreintante, mais on s’étonne un peu de ce qu’ils ne semblent pas voir plus loin, c’est-à-dire que ce type de pédagogie mène très certainement à une plus grande sensibilité et une meilleure formation quant à la négociation sociale, de bonne foi, de bonne volonté, et ferme]. La plupart des professeurs, y compris engagés à temps partiel, approchent les quarante heures de travail par semaine mais ne s’en plaignent pas. Tous se disent beaucoup moins usés et beaucoup plus épanouis que lorsqu’ils travaillaient dans l’enseignement traditionnel. Pédagogie Nomade semble respecter les professeurs autant que les élèves.

Les derniers murs que Pédagogie Nomade veut faire tomber sont ceux entre l’école et le reste de la communauté. Plutôt qu’un endroit coupé du monde, l’école veut se donner de la consistance en s’inscrivant dans la réalité sociale, économique, culturelle, environnementale... Ainsi, les « nomadiens » aiment à recevoir des intervenants extérieurs comme à présenter leurs réalisations, et plus encore à ce que ces réalisations correspondent à un attente de l’extérieur. Le projet est d’ailleurs que le certificat d’enseignement secondaire supérieur [12] n’y soit obtenu qu’après la participation à un projet de six mois à l’étranger [13], en plus de la réussite des examens.

Si vous-même avez envie d’y faire un tour, vous pouvez prendre contact avec eux. Essayez simplement d’emporter avec vous un savoir ou un savoir-faire à partager, c’est l’obole qu’ils préfèrent faire payer.

P.H.

Notes

[1dont les mesures « Robin des bois » et leur abandon est un énième épisode. Voir http://www.lesoir.be/actualite/belgique/2010-04-29/le-decret-robin-des-bois-enterre-767228.php

[3Il faut d’ailleurs remarquer que l’on attend à ce sujet une acceptation de la part de nos jeunes, ce que l’on ne demande pas à nos adultes. Qui trouverait prétentieux pour un travailleur de réclamer une promotion, de nouvelles méthodes de travail et de nouveaux défis, après 5 ou 10 années passées au même poste

[4Alors que beaucoup de psychopédagogues défendent l’idée que la confiance entraine l’autonomie, et doit donc la précéder dans une certaine mesure

[5www.peripleenlademeure.be . On peut lire sur ce site la présentation de l’école Pédagogie Nomade

[6Un oxymore est une figure de style qui associe deux mots sémantiquement opposés. Périple (avec son idée de voyage) en la Demeure (avec sa notion casanière) est un oxymore

[7Terme inventé à PelD. La propension est « l’art d’aider les choses à devenir ce qu’elles ont tendance, naturellement, à devenir, sans les forcer ni les freiner » (http://www.peripleenlademeure.be/spip.php?article6)

[8Les élèves peuvent s’inscrire à Pédagogie Nomade à partir de la quatrième secondaire. Aucun critère de sélection n’existe, ni aucun frais supplémentaire pour les parents

[9L’école est officiellement une filière expérimentale de l’athénée de Vielsalm

[10L’apparition d’un tel éléphant dans une si petite communauté se fait difficilement sans quelques heurts, même si l’accueil a presque toujours été plus positif que négatif de la part des riverains

[11Pour l’anecdote, j’ai eu l’occasion de gouter la cantine de PN. Elle est incomparable à toutes les autres cantines que j’ai pu connaître, tant au niveau de la qualité des aliments que de leur préparation. Peut-être suis-je tombé sur les bonnes équipes ?

[12Reconnu par la Communauté Française au même titre que n’importe quel CESS de l’enseignement général.

[13ia des organismes du type d’AFS (http://www.afsbelgique.be/) ou de Quinoa (http://www.quinoa.be/) par exemple. Cette condition est pour le moment au frigo pour des raisons de complexités administratives et légales. Peut-être que l’arrivée du programme d’échange européen Comenius (équivalent du programme Erasmus pour les élèves de secondaire à partir de 14 ans) dès la rentrée prochaine permettra de faire avancer le schmilblick. (http://www.aef-europe.be/index.php?Rub=comenius)

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