Marqueurs d’intelligence à l’aube de la science
Au 19ème siècle, la science ne disposait pas de beaucoup de moyens pour étudier le fonctionnement du cerveau ; les scientifiques tentaient d’étudier et de prédire l’intelligence humaine en se basant essentiellement sur la phrénologie [4] et la craniométrie [5].
A l’époque, ces techniques, désavouées à l’heure actuelle, ont permis de justifier les inégalités entre Blancs et Noirs, ouvriers et patrons, hommes et femmes. « En considérant que les individus opprimés et désavantagés socialement étaient inférieurs biologiquement, il était aisé de démontrer qu’ils méritaient leur statut » [6].
Le critère prépondérant dans la détermination de l’intelligence était donc la taille du cerveau. Un cerveau de petite taille était interprété comme le reflet d’une intelligence moindre.
Le neuro-anatomiste Paul Broca a pesé et comparé le poids de cerveaux féminins et masculins pour arriver à la conclusion que le cerveau des hommes est, en moyenne, plus lourd de 181g que celui des femmes. Minimisant l’évidente proportionnalité entre poids du cerveau et taille de l’individu, Broca en a conclu que « la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle ».
Il affirme : « On s’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle » [7].
Pour déterminer si les hommes et les femmes possèdent des degrés différents d’intelligence, Paul Broca part de l’hypothèse que la femme serait, en moyenne, un peu moins intelligente que l’homme ! Ce faisant, Broca conclut a priori son analyse, avant même d’avoir entrepris ses recherches ! Son approche est empreinte d’idéologie, elle laisse peu de place à la démarche scientifique.
Sans compter qu’elle se base sur un autre présupposé, à savoir l’existence d’une corrélation entre taille du cerveau et degré d’intelligence.
Invalidation des premières théories
Des recherches ultérieures sur la comparaison de la taille de divers cerveaux ont invalidé cette hypothèse.
En réalité, le poids du cerveau est extrêmement variable d’une personne à l’autre ; il s’élève à 1350g, en moyenne [8].
L’élément déterminant des aptitudes intellectuelles est la qualité des connexions entre neurones. Comme le confirme François Jacob, « L’être humain est génétiquement programmé mais programmé pour apprendre ».
En outre, la morphologie du cerveau est très variable d’une personne à l’autre et aucun élément n’est particulier au sexe de l’individu. A l’autopsie, aucun élément ne permet de distinguer un cerveau féminin d’un masculin. De même, Les études anatomiques montrent des hémisphères de poids et de volume identiques quels que soient le sexe et les compétences du sujet.
Ces observations mettent sérieusement à mal l’idée, pourtant très répandue, d’une différence entre les hémisphères droit et gauche et d’un développement distinct de ces derniers en fonction du sexe. Cette conception erronée, popularisée par la « théorie des deux cerveaux », lancée par trois neurologues dans les années 70 [9], se fonde, à l’origine, sur des études peu étayées menées à la fin du 19ème siècle [10].
L’apport des techniques d’imagerie cérébrale
Depuis ses balbutiements, la connaissance du cerveau a fait d’énormes progrès et, à l’heure actuelle, les techniques d’imagerie cérébrale permettent l’observation du cerveau en activité [11].
Il en ressort que la façon d’activer son cerveau et d’organiser ses pensées est très variable d’un individu à l’autre. Des études, en matière de calcul mental, par exemple, ont montré que, pour une performance identique, les zones du cerveau utilisées diffèrent d’une personne à l’autre, indépendamment de son sexe, chacun ayant sa propre manière de réaliser l’opération [12]. Un simple calcul de ce type mobilise plusieurs zones du cerveau.
En conséquence, une région du cerveau ne correspond pas à une aptitude bien précise. D’abord, une fonction mobilise simultanément plusieurs régions (le langage, par exemple, fait appel à une dizaine d’aires cérébrales réparties sur les deux hémisphères). Ensuite, une région n’est jamais spécialisée dans une seule fonction.
L’imagerie cérébrale montre clairement que les deux hémisphères sont en communication permanente, qu’ils ne fonctionnent pas isolément et qu’une fonction n’est pas assurée par une zone unique mais bien par un ensemble de zones reliées en réseau. Et pourtant, malgré son simplisme, la théorie des deux hémisphères reste très en vogue [13]
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Des capacités différentes en fonction du sexe ?
De nombreux travaux consacrés à l’analyse des écarts de compétences entre les deux sexes ont été menés ; ils incluent une kyrielle de tests relatifs à des domaines aussi variés que la mémoire, les capacités de perception, la motricité, le raisonnement, etc…
Parmi toutes ces expériences, les seules reposant sur des bases rigoureuses [14] concernent le langage et l’orientation dans l’espace.
Qu’en ressort-il ? On constate des différences d’aptitudes à certains niveaux entre les hommes et les femmes. Globalement, les femmes réussissent mieux les tests de langage tandis qu’elles éprouvent, dans l’ensemble, plus de difficultés à s’orienter dans l’espace. Cela étant, un nombre non négligeable d’individus de chaque sexe sont plus performants dans les tests du sexe opposé.
La répétition de ces tests au même groupe d’individus et l’entraînement égalisent les résultats des deux sexes. Ensuite, on observe une évolution parallèle des progrès des deux sexes [15].
De même, ces différences d’aptitudes n’apparaissent pas avant l’âge adolescent.
Ces éléments démontrent le caractère acquis de ces compétences [16].
En outre, ces différences de capacités entre les sexes sont beaucoup moins marquées dans certains groupes ethniques (Américains noirs et asiatiques) que chez les Blancs. La culture, au sens large (les connaissances acquises en fonction du milieu éducatif, familial et social), joue donc également un rôle indéniable.
Enfin, quand on s’attache à étudier le phénomène dans le temps, les différences entre les aptitudes des hommes et des femmes se réduisent, parallèlement à l’intégration des femmes dans la vie sociale et professionnelle [17].
Ces différents éléments montrent la prépondérance de l’acquis sur l’inné. Des études sociologiques mettent également l’accent sur le rôle de l’éducation [18]. Les études récentes en imagerie cérébrale viennent corroborer l’importance cruciale de l’éducation, l’apprentissage et l’expérience dans le fonctionnement du cerveau de chaque individu [19].
Naturellement, l’acquis ne peut se définir sans l’inné ; l’inné correspond à la « faculté d’acquérir » tandis que l’acquis est le « développement indéterminé de cette faculté » [20]. « Le génome est câblé pour accueillir les influences de l’environnement, mais n’en commande pas les effets » [21].
A l’origine des différences
La neurobiologie met un élément en évidence ; l’extrême malléabilité du cerveau en fonction de l’expérience et de l’apprentissage. On parle de plasticité cérébrale.
Le fonctionnement du cerveau n’est pas fixé une fois pour toutes, il est en constante évolution et son fonctionnement est le reflet des événements vécus par l’individu. « Le cerveau est en quelque sorte notre livre d’histoire personnel, témoin du passé et ouvert sur l’avenir » [22].
Nourri d’expériences (apprentissage d’une langue, d’un instrument de musique, d’un sport, etc…), il acquiert des compétences liées à ces pratiques.
Des sports comme le football apprennent, par exemple, à se repérer et se déplacer dans l’espace. La pratique de ce sport va donc développer ce type d’aptitudes.
La prime enfance apparaît comme le moment de la plus grande malléabilité du système nerveux. A la naissance, 10% seulement des connexions entre neurones (les synapses) sont construites. Les 90% restants [23] vont peu à peu se mettre en place jusqu’à l’âge de 18-20 ans. De nombreuses études témoignent de la prépondérance de l’environnement sur la construction des circuits synaptiques.
Par exemple, des expériences ont montré que « si un chaton est élevé pendant les 3 premiers mois de sa vie dans l’obscurité totale, les voies nerveuses de la vision, qui relient l’oeil au cerveau, ne pourront pas se former. Le chaton, une fois remis à la lumière, sera aveugle alors que ses yeux sont en parfait état (...) Une situation extrême est celle des enfants sauvages privés de tout contact humain dès le plus jeune âge. Sur une quarantaine de cas recensés, aucun ne parlait. Une fois dans la civilisation, ils se sont montrés incapables d’apprendre une langue » [24].
Il existe, par conséquent, des ‘périodes critiques’ dans le développement du cerveau pour permettre aux systèmes sensoriels et aux fonctions cognitives de se développer. Ce sont les stimulations de l’environnement qui vont induire ce développement.
Des différences innées ou acquises ?
Chaque individu possède un cerveau unique.
Du point de vue anatomique [25] comme en matière de fonctionnement. Les vrais jumeaux n’échappent pas à cette observation.
« Au sein des grandes lignes fixées par une ‘enveloppe génétique’, des processus de plasticité génèrent de la variabilité, et cela à plusieurs niveaux : celui de la molécule, du neurone et de ses synapses, des réseaux de neurones, des réseaux de réseaux… Le cerveau n’a donc rien d’un automate rigidement câblé. Au contraire, chaque cerveau est unique » [26].
D’où viennent ces différences ?
L’être humain dispose d’environ 100 milliards de neurones et de 6000 gènes. Un neurone est, en moyenne, connecté à 10 000 autres neurones [27]
Les 6 000 gènes sont en nombre insuffisant pour pouvoir coder spécifiquement la fabrication de nos synapses. Ces gènes vont seulement intervenir au cours du développement embryonnaire dans la mise en place du plan général d’organisation du cerveau (formation des hémisphères, du cervelet, du tronc cérébral, en d’autres mots, de l’architecture du cerveau). L’environnement et l’apprentissage vont, quant à eux, mettre en place des synapses inexistants à la naissance.
Une étude IRM [28] récente sur les chauffeurs de taxi londoniens a montré un développement accru des régions du cerveau mobilisées dans l’orientation spatiale, en fonction du nombre d’années d’exercice de leur profession [29].
Une expérience d’apprentissage de l’art de la jonglerie a, quant à elle, montré une extension des régions cérébrales qui contrôlent la vision et la motricité [30].
Ces connexions neuronales ont également la particularité de régresser lorsqu’on ne les sollicite pas. En outre, elles se réorganisent constamment en fonction de l’acquisition de compétences et même pour compenser certaines défaillances [31].
La place prise par l’exécution d’une tâche diminue également avec le développement d’une aptitude ; au commencement d’un apprentissage, de vastes zones du cerveau sont mobilisées, l’étendue de cette mobilisation cérébrale se réduit ensuite à mesure de la progression de l’apprentissage.
Les aptitudes sont donc en constante évolution ; elles s’acquièrent et se conservent par la pratique. Dans nos sociétés, dès leur plus jeune âge, les enfants reçoivent une éducation différenciée en fonction de leur sexe. Ce qui les amène à vivre des expériences différentes. Ce parcours divergent va développer des aptitudes propres à chaque sexe.
Par exemple, les petits garçons sont souvent dirigés très jeunes vers des jeux collectifs de plein air (comme le football). Ce type d’apprentissage favorise l’aptitude à se déplacer et s’orienter dans l’espace. Cette capacité est moins sollicitée chez les petites filles pour lesquelles on privilégie souvent des loisirs plus calmes (poupées, etc...), activités d’intérieur plus favorables au développement du langage.
Conclusion
On n’observe pas de différence dans l’organisation et le fonctionnement du cerveau selon le sexe. Ces éléments sont extrêmement variables d’un individu à l’autre ; la variabilité entre sujets d’un même sexe l’emporte sur la variabilité entre les sexes. Le développement du cerveau est intimement lié à l’apprentissage et à l’environnement dans lequel il a lieu. Les circuits neuronaux se construisent au fil de nos expériences successives. A la naissance, seuls 10% des connexions neuronales sont en place, les 90% restants vont s’élaborer jusqu’à l’âge de 18-20 ans.
Les différences d’aptitudes entre les deux sexes reflètent la persistance de l’inégalité de traitement entre les garçons et les filles dès leur plus jeune âge. Il s’agit de différences acquises. Hommes et femmes sont construits socialement. Dès le berceau, les garçons et les filles reçoivent une éducation sexuée qui va les orienter vers des activités et expériences différentes, éléments qui vont les modeler différemment et développer des aptitudes dans des domaines distincts.
« Un ordre social provisoire devient un ordre naturel incontournable » [32].
Malheureusement, dans ce débat, science et idéologie sont intimement liées [33].« Toute l’histoire médicale des deux derniers siècles témoigne d’une quête d’un support biologique pour expliquer les différences entre les sexes et plus largement entre les groupes humains » [34].
Le débat entre inné et acquis ne date pas d’hier. Il est antérieur à l’étude scientifique du cerveau. Il opposait déjà Aristote à Platon [35].
Malgré les preuves de leur irrecevabilité, beaucoup d’idées déterministes sont régulièrement remises au goût du jour et continuent à avoir le vent en poupe. [36]. « Cette vision déterministe est en totale opposition avec nos connaissances scientifiques » [37]. Or, de toutes les espèces vivantes, « L’être humain est le seul à pouvoir échapper aux lois dictées par les gènes et les hormones » [38], grâce à un élément qui distingue radicalement l’Homme des autres espèces, à savoir, l’extraordinaire développement du cortex cérébral [39].
L’utilisation de la biologie pour expliquer les différences de comportement et d’intelligence entre les hommes et les femmes permet de justifier de nombreuses situations d’inégalité entre les sexes et de les faire perdurer [40]. Le recours au déterminisme biologique est une stratégie de dédouanement de la responsabilité collective et le meilleur instrument au service de la reproduction des inégalités entre les hommes et les femmes, mais aussi d’autres inégalités bien ancrées dans la société ; « La cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités, particulièrement en matière de réussite scolaire, comme inégalités naturelles, inégalités de dons » [41].
« Prétendre que les inégalités entre hommes et femmes s’expliquent par un ordre biologique naturel, c’est ignorer l’histoire et nier la réalité. C’est la pensée humaine qui a construit des systèmes d’interprétation et des pratiques symboliques, constituant autant de manières d’organiser et de légitimer la primauté des hommes sur les femmes » [42].
Eponine Cynidès
« Cerveau, sexe et pouvoir », Catherine Vidal (neurobiologiste, directrice de recherche à l’Institut Pasteur) et Dorothée Benoit-Browaeys (journaliste scientifique), Paris, Editions Belin, 2005.