Il y a 60 ans, l’ONU établissait un cadre légal visant à l’abolition de la prostitution (Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui, 2 décembre 1949). La Convention l’affirme sans équivoque : « Considérant que la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté (...) Les Parties à la présente Convention conviennent de punir toute personne qui, pour satisfaire les passions d’autrui : 1° embauche, entraîne ou détourne en vue de la prostitution une autre personne, même consentante ; 2° exploite la prostitution d’une autre personne, même consentante [1].
Ces bonnes intentions sont malheureusement restées lettre morte dans la quasi-totalité des Etats signataires [2]. Et dans le reste du monde. Le phénomène de la prostitution n’a fait que s’amplifier et s’est banalisé.
Depuis les années 80 [3], on assiste même à un durcissement sensible du mouvement en faveur de la légalisation de la prostitution.
Quelques pays sont passés à l’acte [4] : les Pays-Bas, l’Allemagne, la Grèce, la Turquie, la Hongrie, la Suisse, l’Etat du Nevada aux Etats-Unis, entre autres.
L’Union européenne, elle-même, s’est totalement détournée de la Convention du 2 décembre 1949 ; la résolution votée par le Parlement européen le 19 mai 2000 la délégitime et ouvre la voie à une légalisation générale de la prostitution [5].
Mythes de la légalisation : Des contrevérités à la réalité
Pour ses partisans, la légalisation renforcerait la sécurité des personnes prostituées. Elle permettrait un encadrement de l’activité et sortirait de l’illégalité les prostituées pour leur donner des droits. Elle permettrait aussi de lutter contre le crime organisé et de porter un coup fatal à la traite [6].
La majorité des prostituées ignorée
Tout d’abord, comme tend à le montrer l’expérience néerlandaise [7] de la légalisation, cette dernière n’a pas donné lieu à un afflux de régularisations de la situation des prostituées.
Comme l’indiquent Legardinier et Bouamama, « Les premières à refuser le ‘cadeau’ de la légalisation sont les personnes prostituées elles-mêmes qui redoutent un étiquetage qui n’aboutira qu’à les stigmatiser à vie. (...) 5 à 10% (chiffre 2003) seulement des prostituées paieraient les taxes légales selon le Centre d’information sur la prostitution d’Amsterdam. (...) Les Pays-Bas se heurtent donc au développement d’un important secteur de prostitution clandestine ». [8].
Ensuite, le commerce des corps est inextricablement lié à la traite. Comme l’explique Richard Poulin, « L’explosion des marchés sexuels est largement contrôlée par le crime organisé. S’il en est ainsi, ce n’est pas parce que la prostitution est illégale ou prohibée. Dans les pays où la prostitution est légale (Allemagne, Pays-Bas, Grèce, Espagne), comme dans ceux où des bordels sont propriété d’Etat (Turquie, Indonésie) ou comme dans les pays qui la reconnaissent comme une industrie vitale à l’économie nationale (Thaïlande, Philippines), le rôle du crime organisé reste fondamental dans l’organisation des marchés. C’est que la violence est décisive dans la production des « marchandises sexuelles » que sont les personnes prostituées » [9].
La légalisation favorise l’essor de la prostitution
En outre, les expériences de légalisation de la prostitution ont montré que, loin d’enrayer la pratique, elle engendre une hausse sensible du recours à la prostitution et, partant de la traite [10]. A tel point que certains pays l’ayant légalisée pensent à faire marche arrière [11].
Cet effet s’explique aisément ; le cautionnement de l’état à la marchandisation des corps, le fait que les autorités publiques considèrent désormais la prostitution comme un travail comme un autre donne le signal à l’ensemble de leur population que le corps de certaines personnes peut devenir (pendant quelques instants) la propriété d’une autre personne. Il suffit de payer. En légalisant la prostitution et en la réduisant à une profession reconnue, les Etats ne font que la banaliser et encourager son utilisation.
Ils n’en sont malheureusement pas à leur coup d’essai ; les conflits armés ont souvent été à l’origine d’un essor considérable de la prostitution dans les pays où les militaires s’installaient [12]. Plus récemment, l’organisation des Jeux olympiques de 2004 à Athènes [13] ont aussi été l’occasion d’une collaboration entre les autorités publiques et le milieu de la prostitution.
De la légalisation à la normalité
L’institutionnalisation de la prostitution se reflète dans ce recours de plus en plus fréquent à un nombre massif de prostituées lors de grands événements (Coupe du monde de football en 2006 en Allemagne, par exemple). Est-il nécessaire de préciser que ces accroissements ponctuels sensibles de la demande ne peuvent être satisfaits par la prostitution locale ce qui donne lieu à une progression de la traite. [14].
Il ne s’agit pas d’un épiphénomène ; il semble aller de soi que la prostitution est de plus en plus associée à toutes sortes d’événements (sportifs, politiques, etc...). Les sommets européens et le Paris-Dakar, pourtant sans rapport à première vue, drainent également leur lot de prostitution [15]. Fustigée à certaines périodes de l’histoire, la prostitution est en train de tenter de se faire une virginité.
Elle essaime également dans des domaines n’ayant rien à voir avec le milieu de la prostitution. Citée par Legardinier et Bouamama, Ulrike Moustgaard souligne, au Danemark, l’accroissement dans le temps, d’une part, du nombre de clients et, d’autre part, de personnes qui se convertissent au proxénétisme ; « Des chefs d’entreprise, des chauffeurs de bus et des coiffeurs ont ainsi été arrêtés pour proxénétisme » [16].
Des conséquences de la banalisation
Et que penser d’une hypothétique protection légale apportée aux prostituées par la règlementation de leur activité ? Par la légalisation, l’Etat normalise l’utilisation des corps d’une partie de sa population comme éléments de défoulement et leur assigne un rôle d’exutoire, faisant fi des droits fondamentaux de la personne.
Depuis quand, l’instauration par l’Etat d’une situation de discrimination et de perte de droits d’une partie de sa population renforce-t-elle la sécurité des personnes en question ? Il s’agit d’une manière très étrange d’envisager les choses !
En niant leurs droits les plus élémentaires, la légalisation de la prostitution fragilise les personnes prostituées mais elle fait également tache d’huile.
Dorénavant, toutes les jeunes femmes seront-elles des prostituées potentielles dans les fichiers des agences d’emploi puis dans les mentalités ?
« Désormais des agences pour l’emploi néerlandaises proposent aux jeunes chômeuses des emplois de ‘travailleuses du sexe’. Toujours aux Pays-Bas, les ‘services sexuels’ aux handicapés sont remboursés par des bureaux d’aide sociale au même titre que les chaussures orthopédiques ». [17]
Quelles sont les possibilités pour les jeunes chômeuses non-qualifiées de refuser des offres de leur agence d’emploi ?
Le fait qu’aucun garde-fou ne soit prévu contre cette situation témoigne d’ailleurs de l’optique de la loi. En 2005, l’Allemagne a modifié le régime de l’assurance-chômage ; dorénavant, toute personne de moins de 55 ans sans emploi depuis plus d’un an pourrait être exclue du système en cas de refus d’une offre d’emploi. Aucune exception n’a été prévue par la loi.
Mona Chollet cite le cas d’une serveuse de 25 ans ayant reçu une proposition d’un bordel, en Allemagne. « Sa capacité à la refuser ne dépendait que du bon vouloir de son agence pour l’emploi et ne reposait sur aucune base légale » [18].
Et que penser de ce fait relayé par la presse il y a peu ; en France, pays qui n’a pas légalisé la prostitution, une offre d’emploi pour une activité de strip-teaseuse figurait sur le site public ‘Pôle emploi’ [19].
Démystification
En fait, le commerce de la prostitution rapporte des profits considérables. A la criminalité organisée mais également à tout un ensemble d’acteurs économiques qui en tirent un profit indirect (agences de voyage, hôtels, media, etc…).
La prostitution représente également une part non négligeable du PIB de certains pays [20].
A tel point que les autorités thaïlandaises faisaient elles-mêmes, en 1997, la promotion auprès des touristes de leur secteur de la prostitution ; « The one fruit of Thaïland more delicious than Durian (un fruit) its young women » [21]. En Australie, le bordel ‘le Daily Planet’ (désormais côté en bourse), a reçu, en 1991, le ‘Victorian Tourism Award’, décerné par le gouvernement, pour sa contribution à l’économie de la région ». [22]
Pour beaucoup, la tentation devient grande : « En Belgique, une proposition de loi déposée par les libéraux en juillet 2003 visait, de l’aveu même d’un député à injecter plus de 50 millions dans les caisses de l’Etat. Le premier ministre se rangeait à cette idée en évoquant la création de 200 000 emplois » [23].
Pour en finir avec les idées reçues
Dans l’imaginaire collectif, la prostitution est associée à des représentations et fantasmes vivaces. Il n’est pas inutile de les passer en revue pour examiner leur bien-fondé.
D’autant que ces images se retrouvent dans toutes les couches de la société et transcendent les clivages politiques [24].
La prostitution, un ‘travail’ comme un autre ?
Idée reçue : la prostitution serait un moyen comme un autre de gagner sa vie.
Analyse : la marchandisation de l’être humain
La prostitution est une activité qui marginalise, met au ban de la société [25]. S’il s’agissait d’un travail comme un autre, pourquoi les prostituées seraient-elles stigmatisées ? Pourquoi les parents ne rêvent-ils pas d’envoyer leurs filles dans des écoles de la prostitution ?
Le Petit Robert définit une marchandise comme suit : “Chose mobilière (qu’on peut déplacer) pouvant faire l’objet d’un commerce, d’un marché ». La location, quant à elle, est un contrat par lequel on cède l’usage d’un bien pour un temps et à un prix déterminés.
Lorsqu’une personne prostituée a affaire à un client, elle loue de fait, pendant le temps de la ‘transaction’ l’usage de son corps (au minimum) à ce client. L’acte de prostitution en tant que tel réduit la personne prostituée à l’état de marchandise. Cette caractéristique est inhérente à l’activité de prostitution et ne se retrouve dans aucun type de travail.
Le marché du travail n’est pourtant pas avare de personnes qui utilisent leur corps pour gagner leur vie. La différence fondamentale réside dans le fait que, dans le cas d’une profession, le corps est un outil de travail, il n’est pas réduit à l’état de marchandise. Un outil sert à construire quelque chose, à être utilisé par une personne pour mener à bien une tâche. Contrairement à la marchandise qui est uniquement destinée à être utilisée, à l’appropriation pure et simple. Dans la prostitution, la marchandisation dépasse même le corps, elle s’étend à la personne. En plus, comme le fait très justement remarquer Rhéa Jean [26] la sphère du ‘travail’ empiète sur la vie privée. Tout emploi se doit de respecter ce qui touche à l’intimité de ses travailleurs. Dans la prostitution, « l’envahissement de la vie privée est total, la personne prostituée devant s’impliquer sexuellement, en allant à l’encontre de sa propre vie sexuelle » [27].
Outre ses implications philosophiques et politiques, la marchandisation du corps a des répercussions directes indéniables sur les personnes prostituées.
En plus de ses effets sur la santé physique [28], 71% des prostituées ont subi des agressions physiques et 68% souffrent du syndrome de stress post-traumatique [29]. Il se caractérise par un ensemble de symptômes tels que l’anxiété, la dépression, les insomnies, les cauchemars récurrents, la dissociation psychique, les pulsions suicidaires, les troubles sexuels, etc… Ce syndrome affecte également les anciens combattants, les femmes battues, les victimes de viol et celles de la torture [30].
Ces éléments jouent sur leur espérance de vie ; « Les femmes prostituées comptent pour 15% des suicides rapportés par les hôpitaux américains » [31] et « Les femmes et les filles embrigadées dans la prostitution au Canada connaissent un taux de mortalité quarante fois supérieur à la moyenne nationale » [32].
A côté de cela, selon une enquête [33], 92% des prostituées souhaitent échapper immédiatement à la prostitution si elles en avaient la possibilité économique [34].
Un libre choix ?
Idée reçue : si les prostituées n’aimaient pas ‘ça’, elles ne choisiraient pas cette activité. A ce niveau, beaucoup distinguent la prostitution choisie de la prostitution forcée. Les instances internationales ont d’ailleurs franchi ce cap [35].
Analyse : le conditionnement à la prostitution
On considère généralement (et avec raison) que pour être apte à faire des choix, une personne doit avoir atteint sa majorité.
Peut-on parler d’activité librement choisie lorsque l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans [36] ?
La majorité des prostituées ont un lourd passé ; 80% d’entre elles ont été victimes d’inceste ou d’abus sexuel étant mineures [37]. Ces violences sexuelles subies au cours de leur enfance les ont en quelque sorte conditionnées à accepter la prostitution.
En outre, la majorité des prostituées proviennent des catégories sociales les plus défavorisées et/ou immigrées [38].
En conséquence ; non seulement, la prostitution ne correspond pas un choix (pour la quasi-totalité des prostituées, à tout le moins) mais sa légalisation entraînera sur le plus ou moins long-terme une absence totale de choix pour des personnes sans qualification au chômage.
Comme l’illustre le cas des Pays-Bas, la légalisation nationale de la prostitution engendre une assimilation des personnes prostituées à des travailleurs aux mêmes droits et obligations que les autres (en matière d’impôts, de protection sociale, d’allocations de chômage, etc...). Déjà, des agences d’emploi (néerlandaises, allemandes) proposent des ‘emplois’ dans le secteur de la prostitution parmi leurs offres. Beaucoup d’années seront-elles nécessaires à ce que, banalisation de la prostitution et marchandisation de plus en plus exacerbée aidant, les chômeuses qui refuseront une proposition d’activité prostitutionnelle se verront supprimer leur droit aux allocations de chômage ? On est malheureusement loin de la fiction (Cfr. supra).
Le plus vieux métier du monde ?
Idée reçue : la prostitution existerait depuis toujours, c’est la preuve qu’il est inutile de tenter de l’éradiquer, elle continuera à exister.
Analyse : la persistance de l’inégalité hommes-femmes
En imaginant que la prostitution ait toujours existé, est-ce un argument en faveur de sa légalisation ? Doit-on légaliser les assassinats, les vols, au prétexte qu’ils sont présents depuis longtemps dans nos sociétés ?
Cela étant, intuitivement, on peut raisonnablement supposer que des activités indispensables à la survie quotidienne des sociétés (chasse, cueillette, etc…) ont dû exister avant la prostitution…
Selon l’historien Jean Bottéro [39], les origines de la prostitution remontent à Babylone dans le cadre de la prostitution sacrée. Les femmes stériles étaient prostituées pour honorer la déesse de la fertilité.
Les débuts de la prostitution indiquent de manière limpide le rôle assigné aux femmes dans la société depuis des siècles : la maternité et le sexe. Ses origines le confirment ; ce n’est pas la prostitution qui est inhérente à toute société, quelle soit sa forme, c’est la domination des hommes sur les femmes. La permanence de cette dernière éclaire le développement concomitant de la prostitution, un des nombreux indicateurs de cette situation de dominant-dominé.
« La conviction partout chevillée d’une irrépressible nécessité, uniquement pour les hommes, signe le line viscéral qui unit la prostitution et la forme de domination la plus ancienne de l’histoire de l’humanité, le patriarcat. En l’interrogeant, les études anthropologiques ont montré l’inégalité qui structure l’ensemble des rapports hommes-femmes, notamment dans le domaine de la sexualité, et l’appropriation universelle des femmes par les hommes. Le contrôle du corps des femmes est une donnée transversale de l’organisation des sociétés aux fins de la reproduction et de la sexualité, qu’elles soient capitalistes ou communistes, intégristes ou ‘libérées’. Perçue comme la base de l’ordre social, la sexualité féminine est à canaliser culturellement et socialement, à modeler en fonction des exigences masculines. La création de deux images des femmes, la maman et la putain, l’une réduite aux fonctions de la maternité, l’autre à celles du sexe, la construction d’images de femmes disponibles dans le message publicitaire, pornographique et médiatique, ne sont que quelques exemples des mutilations du féminin. » [40].
La prostitution, garante d’un certain ordre sociétal ?
Idée reçue : selon l’expression consacrée, la prostitution serait un mal nécessaire ; en tant qu’exutoire des pulsions sexuelles masculines irrépressibles, elle limiterait les cas de viols dans nos sociétés. Elle constituerait également une solution à la misère sexuelle vécue par certains hommes. En d’autres mots, la prostituée aurait comme fonction de se sacrifier pour le ‘bien-être’ d’autres personnes.
Analyse : « C’est une erreur de croire que le salut public puisse commander une injustice » [41]
Contrairement aux idées reçues, la légalisation de la prostitution ne réduit ni le nombre de viols, ni la violence subie par les personnes prostituées. Au contraire.
En France, le nombre de viols déclarés est passé de 2 500 à 10 000 par an entre 1985 et 1998 [42]. « Lors de la période coloniale en Afrique du Nord, les viols ont augmenté en même temps que la prostitution » [43]. De même, « Au Nevada, seul Etat américain à avoir légalisé la prostitution dans treize comtés, le taux de crimes sexuels était nettement plus élevé que dans les autres Etats au cours des années 90 » [44].
« Loin de s’exclure, viol et prostitution sont des ‘alliés objectifs’. (…) La justification et la banalisation de la prostitution, lieu de violence sexuelle par nature, barre la route au changement des mentalités qui rendrait possible une diminution des viols [45] ».
L’acceptation étatique de la prostitution donne le signal que le corps des femmes est à la disposition des hommes. Par là même, la légalisation banalise également le viol et l’ensemble des violences sexuelles.
Les études montrent que le viol est avant tout un acte de domination, d’affirmation de son pouvoir sur l’autre. En outre, les viols sont, en général, des actes prémédités, ce qui met à mal l’idée que de prétendues pulsions sexuelles irrépressibles des hommes seraient à l’origine des viols. Et comment interpréter le viol comme arme de guerre si on le réduisait à des pulsions sexuelles ? Tout un régiment éprouverait simultanément des pulsions irrépressibles d’une force telle que les soldats se verraient contraints de violer les femmes du camp adverse ? Si ces pulsions existaient, laisseraient-elles la possibilité aux violeurs de choisir leur victime avec soin ?
En réalité, les études sociologiques sur le sujet l’ont montré, il n’y a pas plus de besoins sexuels irrépressibles masculins que féminins, il n’y a qu’une éducation différente dès la naissance qui inculque des droits et devoirs différents selon qu’il s’agit d’un enfant de sexe féminin ou masculin [46].
Comme l’explique, Philippe Brenot [47], « Il n’existe pas d’état de nature dans la sexualité humaine. Ce sont les rapports sociaux de sexe, marqués par la domination masculine, qui déterminent ce qui est considéré comme normal et souvent interprété comme naturel, comme les fameux besoins sexuels irrépressibles que les prostituées seraient chargées d’assouvir. Les hommes et les jeunes garçons peuvent contrôler leurs pulsions sexuelles. L’agression sexuelle est un crime motivé par un désir de contrôle et de domination plutôt que par une pulsion sexuelle incontrôlable ».
De même, la misère sexuelle n’est pas une fatalité et elle ne justifie en rien le recours à la prostitution. Le sexologue Pierre-Olive Esséric [48] le dit clairement ; « nombre de paraplégiques en fauteuil ont une vie amoureuse épanouie. Pour lui, ‘les hommes qui ont recours à la prostitution sont surtout des handicapés de la relation, et notamment de la relation homme-femme’. Il voit, derrière l’excuse de la misère sexuelle, l’effet de la ‘misère relationnelle’ et ‘le besoin de se rassurer’ ».
Cette manière de considérer (le mot est mal choisi...) les prostituées prouve la permanence de la situation d’inégalité entre les hommes et les femmes ainsi que l’assimilation des prostituées à une classe de personnes n’ayant pas les mêmes droits que le reste de la population.
Quelle que soit l’efficacité de cette ‘mesure’, mettre à disposition de violeurs potentiels le corps de certaines femmes, est totalement arbitraire et correspond à condamner une personne innocente pour permettre à une autre personne de commettre un crime en toute impunité. De même, charger les prostituées de la misère sexuelle de certains hommes signifie les rendre responsables d’une situation qui leur est complètement étrangère.
Le fait de payer ne modifie pas le caractère profondément inéquitable de l’acte, c’est d’ailleurs pour s’assurer de sa soumission et de sa chosification que le client paie la personne prostituée.
La magnification du droit au plaisir
Une classe de la population devrait subir des atteintes à son intégrité physique [49] et des violences (psychiques et physiques) au nom de l’ordre social ! Ou, plus exactement, les prostituées devraient être ‘élevées’ au rang d’utilité publique, au nom du droit au… plaisir ! Le droit au plaisir devrait être magnifié !
Le ‘droit au plaisir’ serait-il un droit vital ? Au point qu’il surclasserait le droit à l’égalité, à la non-discrimination (cités dans les premiers articles de la Convention des droits de l’homme [50] et à l’intégrité physique ?
L’article 16-3 du Code civil français, en vertu duquel chacun a droit au respect de son corps [51], stipule qu’ « Il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ».
Il est évident que la prostitution d’une personne ne représente pas une nécessité médicale pour elle-même. Elle ne constitue pas non plus un intérêt thérapeutique pour les clients potentiels ; il n’y a aucune urgence médicale à soulager ses pulsions sexuelles…
Les clients : des victimes ?
Une enquête menée par la mouvement du Nid en 2004 [52], relative à l’opinion publique sur les clients de la prostitution mettait en évidence les éléments suivants : la majorité des personnes interrogées imaginent des hommes majoritairement célibataires ou isolés et des inadaptés sociaux pour qui les femmes sont inaccessibles.
Qui sont les clients ? [53]
Ce sont des « hommes de tous âges, de toutes professions, de toutes classes sociales. (...) Le client se distingue des autres hommes « pour ce qui est de son attitude envers la sexualité et les femmes » [54].
Contre rémunération, ils espèrent assouvir des fantasmes refoulés ou contrariés. « Selon le sociologue Axel Manson, les clients s’appuient sur un fantasme, celui de l’animal sexuel, de la femme sexuellement agressive ; un mythe absolu mais extrêmement puissant dans l’imaginaire masculin. Un monde qui préserve l’ordre ancien. Un certain nombre d’hommes continuent donc d’user de leur pouvoir, de leur argent, pour s’acheter le droit à l’indulgence et le sentiment d’être maîtres du jeu. Ils voient les femmes, et de plus en plus d’autres hommes, comme des êtres qui doivent être disponibles en permanence pour répondre à leurs désirs et s’y adapter. Même si des évolutions se dessinent, c’est bien leur pouvoir mâle qu’ils consolident. Ainsi, selon Welzer-Lang, le client achète-t-il, dans une société officiellement monogame, un droit à la polygamie par ailleurs renforcé par les multiples images de femmes offertes au désir des hommes dans les médias et la pornographie » [55].
Contrairement à une idée bien ancrée, la majorité des clients ne sont pas des solitaires ; un tiers seulement des clients sont célibataires et 57% ont des enfants [56].
Contre toute attente, « il y a davantage d’hommes qui paient pour avoir des relations sexuelles parmi ceux qui ont de nombreux partenaires sexuels » [57].
« Plus que des hommes étranglés par un ‘besoin’ vital, il apparaît que les clients sont des individus fatigués à la recherche de divertissement. (...) qu’il ne s’agit pour eux que d’un ‘voyage vers une réalité différente’, d’un ‘terrain de jeux’, d’un ‘univers parallèle’. Leurs sont aussi garantis ‘l’abandon des valeurs, de la morale, des responsabilités de mari et de père, la possibilité d’être purement égoïstes’ » [58].
Les études montrent également que le recours à la prostitution est une manière pour les clients d’évaluer leur image et leurs performances et de se dédouaner de l’échec sexuel conjugal [59].
La consommation de pornographie semble être un préalable au recours aux prostituées ; 55% des clients ont découvert le corps féminin par l’intermédiaire de films ou revues pornographiques [60]. Un tiers des clients ont connu leur première expérience sexuelle avec une prostituée. Parmi les anciens clients, un sur trois explique le recours aux prostituées par « la peur des femmes ».
Sous des faux-semblants de liberté sexuelle exacerbée, la prostitution reproduit et pérennise les structures traditionnelles d’inégalité des sexes et ne permet pas l’évolution du modèle actuel [61].
« Les études de Mansson débusquent, sous les emballages subversifs, un système fortement conservateur. (...) A l’heure où beaucoup d’entre elles (les femmes) n’acceptent plus d’être dominées sexuellement par les hommes, ceux qui ne sont pas capables de vivre ces changements trouvent dans la prostitution un monde où ‘l’ordre ancien est restitué’ » [62].
« En gérant avec les personnes prostituées des demandes sexuelles qu’il pense, à tort ou à raison, ne pas pouvoir être acceptées par sa partenaire habituelle, le client reproduit l’ancestrale distinction entre la femme que l’on ‘respecte’, la maman, et la ‘putain’ » [63].
En France, 12,7% des hommes et 0,6% des femmes ont été ou sont clients [64].
Le modèle de la Suède
Responsabilisation des clients
Le 11 janvier 1999, la Suède s’est dotée d’une loi interdisant tout achat de "service sexuel". Pour la première fois, une loi pénalise le client [65], « véritable moteur du système prostitutionnel [66] ».
L’esprit de cette disposition est de condamner toutes les violences faites aux femmes (prostitution, viol, violences conjugales, etc...) et d’interdire l’achat du corps d’autrui [67]. La loi suédoise condamne également le trafic d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle de 10 ans d’emprisonnement.
Les personnes prostituées ne sont pas poursuivies car elles sont considérées comme des victimes. Coupables aux yeux de la loi de nombreux pays, le statut de victimes leur est enfin reconnu. Des mesures de réinsertion à leur égard sont également prévues. Simultanément à l’entrée en vigueur de la loi de 1999, des politiques de formation des policiers ont été mises en place ainsi qu’une campagne d’affichage à l’attention de la population suédoise.
Cette nouvelle législation découle d’un choix politique pour évoluer sur le chemin de l’égalité hommes-femmes [68] en plaçant les clients potentiels face à leurs responsabilités [69] et en refusant la marchandisation des personnes [70].
Sigma Huda, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les droits fondamentaux des victimes de la traite des êtres humains, en particulier les femmes et les enfants, considère la loi suédoise « particulièrement appropriée contre la demande », notamment pour sa « fonction normative. C’est une expression concrète et tangible de la conviction qu’en Suède les femmes et les enfants ne sont pas à vendre. » alors que « la légalisation de la prostitution a pour effet de faire passer des atteintes aux droits de l’homme pour un simple travail légitime, « occultant » ainsi certaines atteintes commises au vu de tous. » Pour elle, cette légalisation « crée un climat favorable à la demande et doit donc être déconseillée » [71].
Une culture de l’égalité hommes-femmes
Ce n’est pas un hasard si la Suède est le premier pays à appliquer ce type de législation.
Le pays pratique depuis longtemps une politique avant-gardiste en matière d’égalité hommes-femmes. La parité en matière politique est pratiquement réalisée [72].
Des campagnes d’égalité de droits pour les deux sexes y ont été mises en oeuvre depuis longtemps : dès 1942, par exemple, l’éducation sexuelle était introduite à l’école et devenait obligatoire dans toutes les classes à partir du primaire en 1956. Ces actions ont porté leurs fruits ; elles ont mené à une prise de conscience de la part de la population suédoise sur le sujet [73] et la loi est approuvée par 80% de la population [74]. La Suède est aussi le premier pays à avoir adopté une loi condamnant le viol au sein du mariage [75] et les années 70 ont été témoin de plusieurs avancées des droits des femmes [76].
Des résultats encourageants
La loi suédoise a fait diminuer la traite [77].
Le nombre de prostituées est passé de 2500 en 1999 à 1500 en 2004, la prostitution de rue a baissé tandis que la prostitution internet restait stable. La législation a également fait disparaître les bordels et salons de massage. Dans le même temps, la prostitution de rue augmentait au Danemark [78].
La législation suédoise a fait des émules. Sur la période 2002-2003, la Suède lançait avec sept autres pays une grande ‘campagne nordique et balte’ contre la prostitution et le trafic des femmes auprès des autorités, ONG, médias et de l’opinion publique.
Depuis, la Norvège et le Danemark, par leur loi de 2008 ont pénalisé les clients sur le modèle de la loi suédoise. En avril 2009, l’Islande est à son tour devenue néo-abolitionniste en votant la loi de dépénalisation des personnes prostituées et en criminalisant les clients.
Conclusion
A l’heure où des droits fondamentaux de l’ensemble de la population (droit au travail, droit à la santé, à l’éducation, etc...) sont remis en question par la sacro-sainte loi du libéralisme économique et que les droits fondamentaux des femmes subissent de plus en plus d’attaques [79], la légalisation de la prostitution apparaît comme la suite logique de ce mouvement. Sous des apparences de libération sexuelle totale [80] et de liberté de choix, elle n’est que marchandisation des corps et réduction de la valeur de la personne humaine.
Défendue par certains comme instrument d’assainissement du milieu de la prostitution, elle est impuissante à résoudre la criminalité organisée qu’au contraire, elle nourrit.
La prostitution ne bafoue pas uniquement les droits fondamentaux de la personne du fait de la traite des personnes prostituées mais bien en raison de sa nature même. Ce n’est pas uniquement les intermédiaires qu’il faut condamner, c’est l’acte lui-même, l’abus de pouvoir inhérent à la consommation de prostitution de la part des clients, prêts à faire passer leurs envies sexuelles au-delà des droits fondamentaux de la personne. C’est la commercialisation du corps, sa marchandisation qui doit être refusée. C’est la raison pour laquelle, en plus des proxénètes, la loi doit responsabiliser les clients.
Les personnes prostituées, par contre, n’ont pas à être stigmatisées, elles n’enfreignent les droits de personne. Curieusement, ce sont pourtant les premières à être marginalisées par l’opinion publique alors que les clients le sont rarement [81].
La prostitution est une des violences faites aux femmes. Elle témoigne de la domination des hommes sur les femmes, de la libre-disposition du corps des femmes accordée au sexe masculin et de l’enracinement de ces éléments dans les mentalités. Sa légalisation cautionne et légitime cet état de fait et ne peut que faire régresser les droits des femmes pour, dans un second temps, tirer vers le bas les droits de l’ensemble de la population [82].
Et comme l’énonçait Condorcet, « Il ne peut y avoir ni vraie liberté ni justice dans une société si l’égalité n’est pas réelle ».
Eponine Cynidès