Martin, fidèle client de son supermarché, se présente à une des caisses. Son panier contient quelques produits divers. Sacoche en bandoulière, il n’attend même pas que Cynthia, la nouvelle collaboratrice magasin [1], lui demande poliment : « Vous pouvez ouvrir votre sac monsieur » ? Non, Martin a déjà ostensiblement montré que son cabas ne contenait rien qui puisse avoir été dérobé. Peu attentive, Cynthia ne remarque pas que dans le sac de Martin se trouve le périodique des Témoins de Jéhovah, dévoilant ainsi un pan de sa vie privée. Le distribue-t-il régulièrement ou l’a-t-il accepté d’un des prosélytes du mouvement ? La revue n’échappe par contre pas à Roger. Chef de... pardon !, manager de rayon, il regardait à tout hasard si la nouvelle collaboratrice respectait bien les cadences et, pris d’un élan libidineux, si son décolleté était affriolant.
Vient le tour de Géraldine, elle aussi fidèle du magasin. Bien connue de Cynthia, celle-ci omet de lui demander d’ouvrir son sac à main. Roger est quant à lui parti réassortir le rayon pâtes et riz.
Moins coutumier de l’enseigne locale, Youssouf, sac au dos, s’est emparé d’un pack de canettes de Jup’, qu’il dépose ensuite sur le tapis roulant tandis que Cynthia remet le bonjour à la famille de Géraldine et opère immédiatement la transition avec Youssouf.
Bonjour Monsieur, vous avez la carte de fidélité ?
Groumph, éructe Youssouf sorti de sa torpeur. Non, non.
Pourrais-je voir votre sac, s’il vous plaît ?
Euuh. Non
Ce n’est pas indiscret, vous savez. Je dois juste jeter un coup d’œil vous savez.
Ben si c’est indiscret. Pourquoi, vous voulez le voir mon sac ?
Ben, pour vérifier que…
Ben, j’ai dit non. Vous n’avez pas à vérifier ce qu’il y a dans mon sac, vous n’êtes pas policière.
OK. Je vais appeler le vigile alors. ’Mbo tu peux venir s’il te plaît ?
Et ’Mbo, vêtu de ses pantalon et souliers noirs, veston et cravate du même ton bordeaux, chemise grise estampillée d’un badge ’Mbo Derek, vigile Topwatch. A votre service’.
Voulez-vous bien ouvrir votre sac Monsieur ?
Pourquoi ?
Pour vérifier rapidement ce qu’il contient.
Mais je n’ai rien volé. Si j’avais volé quelque chose les portiques auraient sonné.
Un agent qui est appelé, mais qui n’a pas vu lui-même les faits, ne peut donc empêcher quiconque de quitter le magasin.
Oui mais nous vérifions quand-même Monsieur.
Eh bien j’ai dit non. Vous n’avez pas le droit.
A l’entrée du magasin, il y a un panneau disant que la direction se réserve le droit de regarder les sacs.
Vous êtes directeur vous, maintenant !? Et après ? Quand bien même il y a un panneau, c’est juste de l’esbroufe. Il est illégal votre panneau. Le droit à la vie privée est au-dessus d’une affichette.
Voulez-vous bien me suivre Monsieur ?
M’enfin pourquoi ?
Voulez-vous bien me suivre, nous serons plus à l’aise. Là vous dérangez la file et des clients attendent.
Mais moi aussi je suis client, et moi aussi j’attends.
Et Cynthia aussi, qui se fait une pause bien méritée et se prémunit ainsi des troubles musculo-squelettiques. De son côté, Rachid patiente également. Il avait choisi la file la plus rapide jusqu’à ce que Youssouf proteste.
Ooh ouvre ton sac, quoi, s’énerve-t-il. S’il n’y a rien dedans t’auras pas de problème.
Ben c’est ma vie privée. J’ai rien volé, rien n’a sonné. Je ne vais pas ouvrir mon sac. Je te demande si tu planques un stick de déo sous ta casquette à carreaux rose et verts ?
Bon c’est pas tout ça, mais je peux payer maintenant ?
Cynthia sort de sa torpeur. ’Mbo j’encode les articles de Monsieur ?
Vois [7] avec le manager de rayon, grogne ’Mbo, vaincu.
Arrive enfin le manager de rayon qui ne refuse pas l’achat des cannettes « des hommes savent pourquoi » et, fatigué, demande à Youssouf de bien vouloir comprendre le métier difficile des agents de gardiennage.
Youssouf s’en va et personne ne le retient, ce serait illégal [8]. Il aura tout de même perdu un bon quart d’heure à palabrer avec une caissière et un agent de gardiennage outrepassant leurs droits pour protéger les biens d’un supermarché.
Officiellement, les citoyens-clients de supermarchés ont donc la loi de leur côté. En pratique, les pressions psychologiques surgissent très vite : incertitude quant à la connaissance de la législation. Puis-je dire non ou pas. Impatience des clients dans la file, produits surgelés qui dégèlent, antipathie de la jolie caissière (ou, plus rarement, du joli caissier). Maigre victoire, aussi : j’ai maintenu mon droit à la vie privée tout en n’ayant effectivement rien à cacher dans mon sac [10]. Néanmoins résister à ces petits gestes quotidiens est important. De plus en plus, il est demandé de passer à la fouille ou de montrer patte blanche de quelque manière que ce soit. Et le délit de faciès y est évidemment associé. Si des règles de sécurité peuvent être comprises, il en va ici de business, pas de sécurité des personnes. On ne vous empêche pas de commettre une agression, on vérifie que vous n’avez pas touché au capital que l’on vous refuse.
Enfin, il est toujours plus amusant et efficace de concerter une action face à un supermarché tatillon sur le contrôle des sacs à la sortie. Un scandale toutes les vingt minutes peut les amener rapidement à céder. D’autant plus que, si de nombreux clients ne vous soutiennent pas, d’autres, moins nombreux, réagissent positivement. Qui plus est, l’entrée en vigueur du sac payant fait que tout un chacun fait régulièrement ses courses avec son propre sac. Et n’a donc pas envie d’ouvrir quelque chose que les supermarchés le forcent à prendre.
Gérard Craan