Accueil > Numéros > Numéro 4 - Consumérisme > Le jouet, outil de reproduction sociale

Version imprimable de cet article Version imprimable

Le jouet, outil de reproduction sociale

Interview d’Anne Morelli

dimanche 13 décembre 2009, par Christine Oisel

Les enfants attendent avec impatience les fêtes de fin d’année pour recevoir de beaux joujoux par milliers. Les catalogues commerciaux s’invitent dans nos boites aux lettres, les publicités recouvrent nos murs et les magasins font des affaires. Le jouet est devenu un produit de grande consommation. Mais le jeu fait et a fait partie de toutes les sociétés. Au-delà de l’aspect commercial qu’il revêt aujourd’hui, intéressons-nous à son rôle dans une société, notamment au travers du jouet : à quoi sert-il ? Que reflète-t-il ? Entretien avec Anne Morelli, historienne et professeure à l’Université Libre de Bruxelles.

JIM : Quelle est la fonction du jeu dans une société ?

Anne Morelli : La fonction ludique est très importante dans toute société, notamment dans les sociétés humaines, où elle prépare les enfants à leur rôle futur, mais également dans les sociétés animales. Regardez des petits chats jouer, que font-ils sinon se préparer à leur vie adulte : ils se battent gentiment entre eux en attendant de devoir peut-être se battre un jour pour de vrai, ils courent après des souris imaginaires qui peuvent être une boule de laine ou de papier etc. Le jeu est donc un apprentissage du rôle qu’ils auront à jouer plus tard.

D’autre part, la fonction ludique est encore à l’oeuvre chez les adultes : on joue aux échecs, on joue une pièce de théâtre, on parle des jeux de l’amour etc. Le ludique fait partie de l’ensemble de notre vie. Mais pour les enfants, c’est extrêmement important puisque ça fait partie de ce que les anthropologues appellent l’ enculturation , c’est-à-dire l’apprentissage des valeurs de la société dans laquelle les enfants auront à vivre et des rôles qu’ils auront à y tenir. L’enculturation existe dans toutes les sociétés, et dans toutes les sociétés, elle diffère selon le sexe et selon la classe sociale.

Parlons de la différenciation selon le sexe : pourquoi la société propose-t-elle des jeux différents aux petites filles et aux petits garçons ? Les préférences ont-elles une part d’inné ou procèdent-elles d’une construction ?

On sait très peu aujourd’hui ce qui serait vraiment inné ou « préprogrammé » si on veut comparer notre cerveau à un ordinateur. Ce qui est certain, c’est qu’il y a une construction sociale qui se réalise à partir du moment où l’enfant est né, et même avant qu’il ne naisse : pourquoi préfère-t-on avoir un garçon ou une fille ? Cela signifie qu’on a des espérances différentes. Ce n’est pas qu’on désire avoir un enfant, mais bien plutôt une fille ou plutôt un garçon parce qu’on a déjà projeté des rôles différents sur l’un et sur l’autre. Récemment, j’ai vu un minuscule bébé en couveuse qui portait une petite robe à froufrous ! Cette petite fille avait déjà un rôle de séduction, toute prématurée qu’elle soit.

Il y a donc des valeurs qu’on inculque aux filles et des valeurs qu’on inculque aux garçons qui sont les prémisses des rôles qu’ils auront à tenir dans la société. Pour les filles, typiquement, c’est la séduction, le rôle de bonne ménagère et de bonne mère. Donc, tous les jouets "filles" entrent dans ce créneau-là. Séduction : ce sont les poupées à habiller, les Barbies, les colliers, les nécessaires de maquillage, de coiffure etc. Pour la fonction ménagère, vous avez une panoplie effrayante : j’ai vu récemment qu’un « atelier de repassage » avait fait son apparition. Vous avez aussi la machine à laver, l’aspirateur et l’égouttoir ( un jeu éminemment stimulant et créatif) ! Donc, forcément, lorsqu’elles seront en couple, les filles considéreront comme normal d’avoir à repasser ou à s’occuper des tâches ménagères puisqu’elles y sont habituées depuis qu’elles sont toutes petites. Enfin, il y a la préparation à la fonction maternelle. Là, il y a certainement une partie d’inné, qui n’est pas encore véritablement cernée, mais il y a une construction sociale qui est très forte puisqu’aux petites filles, on offre les couffins, les coussins à langer, les petits bains etc. Aux garçons, qui auront pourtant aussi à devenir père de famille un jour, on n’offre pas le petit pot sur lequel mettre leur poupon.

Beaucoup de personnes s’inquiètent d’ailleurs de voir un petit garçon jouer à la poupée.

C’est effectivement encore mal vu. Si on leur offre une dinette - je l’ai encore expérimenté récemment - certains craignent qu’on en fasse "un pédé". C’est que les valeurs qui sont inculquées aux garçons, c’est au contraire la force, la maitrise de la technologie, de la société, du monde extérieur. Autrefois, ils recevaient un cheval, puis ils ont reçu un train électrique. Aujourd’hui leur jouets sont en lien, d’une part, avec la technologie de pointe : des Lego-Technic ou un ordinateur - il est prouvé que les garçons reçoivent beaucoup plus vite un ordinateur que les filles - et d’autre part, avec tout ce qui stimule la force, l’énergie, la violence, l’agressivité : à eux le ballon de foot, le punching-ball, etc.

En ce qui concerne les jeux électroniques et vidéo, on voit très bien la différence entre les jeux "filles" et "garçons". Pendant que pour les filles, c’est "je construis ma maison" (où elles peuvent choisir la place de la chambre des enfants), pour les garçons, c’est "je me bats", "je combats les extraterrestres" etc. En fait, ces jeux vidéo sont très massivement créés par des hommes, très peu de femmes participent à leur élaboration. C’est amusant de regarder les premiers personnages féminins qui sont apparus dans ces jeux. Le tout premier personnage, c’est une petite princesse qui crie "Help !" (rires), donc la fille en détresse qui attend que son chevalier arrive pour la sauver. Ou alors, ce sont des filles hyper-sexuées avec de gros seins et des fesses proéminentes. Là c’est un fantasme d’homme, parce que si nous dessinons un homme, nous ne le dessinons pas avec un gros zizi ! Mais eux nous dessinent avec des attributs particulièrement sexués.

Vous vous intéressez également à un autre type de jouets, auxquels on ne pense peut-être pas spontanément aujourd’hui, en tout cas dans nos régions : ce sont les jouets religieux.

Oui. Il faut savoir qu’au XIXième siècle, dans nos régions, le jouet le plus courant était le jouet religieux : la petite église, le confessionnal, les petits calices, le jeu de la procession etc. Pourquoi ? Parce que parmi les valeurs très importantes que les parents voulaient transmettre à leurs enfants à cette époque, il y avaient la piété, le sens religieux. En outre, à travers ces jeux, les parents espéraient peut-être que l’enfant se découvrirait une vocation de prêtre ou de religieuse, ce qui était bien vu à l’époque dans une famille.

Jouets religieux anciens (Collection de Madame Morelli) : "La procession" (XIXième) ; "La récréation spirituelle" (XIXième) ; "la poupée religieuse" (1ière moitié XXième) ; "le confessionnal" (1ière moitié XXième).

A la fin des années 1950, ces jouets ont disparu de nos régions. Il existe encore dans des milieux très religieux des jeux sur la bible et sur l’histoire sainte mais il s’agit plutôt de jeux de type "éducatif" utilisés au cours de catéchisme. Dans les familles, c’est devenu extrêmement rare, en tout cas dans nos régions. Mais dans les années 1970 par exemple, dans l’Espagne de Franco, il y a encore des poupées religieuses qu’on agenouille et qui récitent, grâce à un petit disque que l’on insère, le Je vous salue Marie ou le Notre Père et la publicité dit : "Comme une brave petite fille, avant d’aller se coucher, la poupée dit ses prières".

Aujourd’hui, en 2009-2010, aux Etats-Unis, c’est extrêmement fréquent d’entrer dans un supermarché Wal-Mart [1] de la "Bible Belt" ("la ceinture biblique" des Etats-Unis) et de trouver toute une série de jouets qui sont des jouets religieux : par exemple Moïse, le pharaon et les dix plaies d’Egypte ou Moïse en poupée parlante qui déclame les dix commandements etc. Là, ces jouets font évidemment partie de l’éducation hyper-religieuse qu’essaient de transmettre à leurs enfants les Américains qui font partie des groupes évangélistes, pentecôtistes ou catholiques.

Jouets religieux récents - USA (collection de Madame Morelli) : "Moïse, le pharaon et les dix plaies d’Egypte" (A noter : la différence de traits entre Moïse - beau, élancé - et le pharaon - gras et l’air méchant !). Dans la même collection : "Noé", "Moïse" (poupée parlante déclamant les 10 commandements), "Esther"...

Vous trouvez le même type de jeux, basés sur le même principe, du côté musulman ou juif. Il y a un jeu pour les enfants juifs qui s’appelle "Mazel Tov ". Pour les musulmans, dans les jeux vidéo actuels, vous avez le parcours du petit Mohamed qui doit se rendre à la Mecque ou bien qui doit éviter les tentations du monde moderne. Au moment de la fête du mouton, la maman peut donner aux filles une petite casserole pour qu’elles préparent une petite part du mouton pour leurs petits frères ou pour leurs poupées, les habituant ainsi à leur rôle futur.

Quand on rentre dans un magasin de jouets, on est également frappés par le fait que des marques, d’électro-ménager par exemple, figurent déjà sur les jouets. Est-ce qu’on n’apprend pas aussi aux enfants à devenir des consommateurs ?

Oui bien sûr ! Parmi les valeurs qui sont transmises aujourd’hui, il y a dans certains milieux la consommation et le profit : pensez à la petite machine à laver d’une certaine marque, pensez aux jeux du type "Wall Street junior", qui permet de jouer à acheter des actions en bourse au moment où elles sont en baisse et à les vendre quand elles sont en hausse, pensez bien sûr au "Monopoly" qui est un jeu d’apprentissage du profit.

De l’autre côté, vous avez aussi des parents qui s’insurgent contre ces valeurs-là et qui préfèrent acheter à leurs enfants "Tiers-Monopoly" (jeu Oxfam), qui est un jeu de sensibilisation aux problèmes des paysans du tiers-monde - un jeu très démoralisant d’ailleurs parce qu’on finit toujours ruiné, qu’on ait investi dans le coton ou dans un petit élevage de poules, on aura toujours un malheur qui vous frappe. C’est évidemment un choix de société, un choix politique.

De même, la matière des jouets est un choix politique : vous avez des gens qui se rendent chez Cora qui, dans sa campagne actuelle "Hip hip hip Cora !", propose un jouet gratuit à l’achat de deux jouets identiques. Bien sûr, on va les jeter au bout de quelques semaines ou quelques mois. Par contre, vous avez des parents qui font le choix d’acheter le petit train en bois qu’on pourra repeindre quand il sera abimé, qui est en matériau durable, qui coûte cher mais qu’on ne va pas jeter.

De la même façon, offrir ou non aux enfants des jouets militaires est également un choix politique. Vous avez les parents qui n’hésitent pas à offrir la mitrailleuse ou le lance-flamme et les gamins jouent à faire la guerre d’Irak ou à bombarder l’Afghanistan. A côté, vous avez les parents qui refusent cette logique-là et qui profitent du moment où leurs enfants leur demandent des jouets militaires pour leur expliquer que bombarder l’Irak, cela veut dire des enfants qui vont être blessés, qui vont perdre un de leurs parents ou dont la maison va s’effondrer. Et donc, c’est l’occasion d’une éducation dans un sens comme dans l’autre évidemment. On choisit les valeurs qu’on transmet à ses enfants au travers des jouets qu’on leur choisit.

Et le jouet, c’est la première étape de l’enculturation. Après, la publicité, les médias prennent le relais...

Les jouets sont effectivement l’une des premières étapes de l’enculturation qui sera confortée par la télévision, la publicité. Mais si on n’achète pas de jouets, les enfants vont les fabriquer. Dans les pays du tiers-monde, par exemple, les enfants se construisent des jouets. Mais ils reproduisent à travers ces jeux les rôles qu’ils ont vu jouer : si c’est le père qui porte le bébé, les petits-garçons mettront une pierre sur leur dos et la porteront. Evidemment, le plus souvent, c’est l’inverse qui se passe et ce seront les petites filles qui joueront à porter les bébés, tandis que les garçons joueront à se fabriquer des pseudo-voitures ou des symboles de la technologie. Il ne faut pas oublier que le jouet est avant tout un jeu de rôle et que les rôles, c’est nous qui les jouons. Les enfants ne font que nous imiter.

Propos recueillis par Christine Oisel.

Photos : JIM (Merci à Madame Morelli de nous avoir permis de photographier les jouets qui composent sa fantastique collection).

Notes

[1NDLR : Multinationale de la distribution. Lire à ce sujet : Serge Halimi, "Wal-Mart à l’assaut du monde" ? Le Monde diplomatique, janvier 2006 http://www.monde-diplomatique.fr/2006/01/HALIMI/13083.

SPIP | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0