(Suite de la série d’articles dont vous pouvez lire le premier volet ici : Le Vert et le Rouge - Première partie : Les causes structurelles de la crise écologique )
Au nord comme au sud : Environnement et question sociale !
Le premier lieu de développement du mouvement écologique a été l’Europe. Des mobilisations de masse importantes ont eu lieu, même dans les pays où le mouvement ouvrier était sur la défensive, comme l’Autriche, la Suisse ou l’Allemagne. Les formes de lutte combatives et concrètes, comme des manifestations, des blocus, des occupations de sites ont favorisé l’essor d’une "culture de résistance".
Si dans un premier moment l’axe principal des luttes a été la question du nucléaire, par la suite d’autres thèmes se sont révélés mobilisateurs : le combat contre la pollution et le refus des OGM. Des événements comme la crise de la "vache folle" ont sensibilisé l’opinion à la question de la "mal-bouffe" et des dangers résultant de la logique de rentabilité du marché capitaliste. En France, l’entrée en scène de la Confédération Paysanne a crée une dynamique radicale : partant d’une action symbolique (démontage d’un MacDonald) contre les mesures de rétorsion américaines face à l’interdiction européenne d’importation de bœuf aux hormones, la lutte s’est étendue à une dénonciation de l’OMC [1], avec le soutien de syndicats, associations écologiques et partis de gauche, et une large sympathie de l’opinion publique.
Les USA ont aussi connu des mobilisations écologiques importantes, et la formation d’un mouvement complexe et hétérogène, allant de la "deep ecology" à l’éco-socialisme. Les mobilisations à Seattle (décembre 1999, considérées comme date de naissance de l’alter- mondialisme), contre l’Organisation mondiale du commerce, ont montré la puissance de ce mouvement et la diversité de ses composantes - comme par exemple l’importante association écologique "Amis de la Terre" – alliée avec les syndicats et la gauche dans le combat contre l’OMC et la marchandisation du monde. Seattle illustrera aussi une des premières convergences de lutte entre mouvements du nord et du Tiers Monde.
Rien ne serait plus faux que de considérer que les questions écologiques ne concernent que les pays du Nord - un luxe des sociétés riches. De plus en plus se développent dans les pays du capitalisme périphérique - le "Sud" - des mouvements sociaux à dimension écologique. Ces mouvements réagissent à une aggravation croissante des problèmes écologiques liés au développement du capitalisme, conséquence d’une politique délibérée "d’exportation de la (production de) pollution" par les pays impérialistes [2], et du productivisme effréné exigé par la "compétitivité". Les mobilisations populaires en défense de l’agriculture paysanne, et de l’accès communal aux ressources naturelles, menacés de destruction par l’expansion agressive du marché (ou de l’État), ainsi que des luttes contre la dégradation de l’environnement immédiat provoquée par l’échange inégal, l’industrialisation dépendante et le développement du capitalisme ("l’agro-business") dans les campagnes. On peut ajouter à cela un autre phénomène plus récent qui est celui de la privatisation/vente de terres à l’intention d’états ou de firmes étrangères [3].
Hugo Blanco [4], un dirigeant paysan péruvien, exprime dans un article de 1991 [5], ce que peut être la signification de cette "écologie des pauvres" :
A première vue, les défenseurs de l’environnement ou les conservationistes apparaissent comme des types gentils, légèrement fous, dont le principal objectif dans la vie c’est d’empêcher la disparition des baleines bleues ou des ours pandas. Le peuple commun a des choses plus importantes pour s’occuper, par exemple comment obtenir son pain quotidien. (...) Cependant, il existe au Pérou un grand nombre de gens qui sont des défenseurs de l’environnement. Bien sûr, si on leur dit, "vous êtes des écologistes", ils répondront probablement "écologiste ta sœur" !... Et pourtant : les habitants de la ville d’Ilo et des villages environnants, en lutte contre la pollution provoquée par la Southern Peru Copper Corporation ne sont-ils pas des défenseurs de l’environnement ? (...) Et la population de l’Amazonie, n’est-elle pas totalement écologiste, prête à mourir pour défendre ses forêts contre la déprédation ? De même la population pauvre de Lima, lorsqu’elle proteste contre la pollution des eaux.
Rappelons brièvement les principaux moments de cet affrontement :
Militant syndical lié à la Centrale Unique des Travailleurs et au Parti des Travailleurs brésilien, se réclamant explicitement du socialisme et de l’écologie, Chico Mendes organise, au début des années 80, des occupations de terres par des paysans qui vivent de la collecte du caoutchouc (seringueiros) contre les latifundistes qui envoient leurs bulldozers abattre la forêt en vue de la remplacer par des pâturages. Dans un deuxième temps il réussit à rassembler des paysans, des travailleurs agricoles, des seringueiros, des syndicalistes et des tribus indigènes - avec le soutien des communautés de base de l’Église - dans l’Alliance des Peuples de la Forêt, qui met en échec plusieurs tentatives de déforestation. En décembre 1988, les latifundiaires lui font payer très cher son combat en le faisant assassiner par des tueurs à gages. Par son articulation entre luttes sociales et écologie, résistances paysannes et indigènes, survivance des populations locales et sauvegarde d’un enjeu global (la protection de la dernière grande forêt tropicale), ce mouvement peut devenir un paradigme des futures mobilisations populaires dans le "Sud".
Souvent, ces mouvements ne se définissent pas comme écologistes, mais leur combat n’en a pas moins une dimension écologique déterminante. Il va de soi que ces mouvements ne s’opposent pas aux améliorations apportées par le progrès technologique : au contraire, la demande d’électricité, d’eau courante, de canalisation des égouts, et la multiplication des dispensaires médicaux figurent en bonne place dans leur plate-forme de revendications. Ce qu’ils refusent c’est la pollution et la destruction de leur milieu naturel au nom des "lois du marché" et des impératifs de "l’expansion" capitaliste.
Le Brésil est un des pays où l’articulation du social et de l’écologie a atteint des niveaux importants. On assiste à la mobilisation du Mouvement des Paysans Sans Terre (MST) [6] contre les OGM (organismes génétiquement modifiés), dans un affrontement direct avec le grand trust multinational Monsanto, et à la tentative des municipalités ou provinces gérées par le Parti des Travailleurs [7] d’introduire des objectifs écologiques dans leur programme de démocratie participative. Le gouvernement de la province du Rio Grande do Sul, proche du MST et de la gauche du PT, veut éliminer les OGM de la région, au grand dam des riches propriétaires fonciers, qui dénoncent cet exemple "d’archaïsme" et voient dans la lutte contre les semences transgéniques une "conspiration pour imposer la réforme agraire".
Les populations indigènes, qui vivent en contact direct avec la forêt, sont parmi les premières victimes de la "modernisation" imposée par le capitalisme agraire. Elles se mobilisent donc dans beaucoup de pays d’Amérique Latine pour défendre leur mode de vie traditionnel, en harmonie avec l’environnement, contre les bulldozers de la "civilisation" capitaliste. Parmi les innombrables manifestations de "l’écologie des pauvres" brésilienne, un mouvement apparaît comme particulièrement exemplaire, par sa portée à la fois sociale et écologique, locale et planétaire, "rouge" et "verte".
Dans certains pays - notamment en Europe - le mouvement écologique a réussi à faire adopter de nombreuses réformes, qui ont partiellement freiné un accroissement explosif de la destruction de la nature. Ainsi, par exemple, il n’y a eu presque plus de nouvelles centrales nucléaires, la production de certains produits chimiques (CFC, engrais, etc.) a été limitée, des normes restrictives ont été fixées pour certaines usines, pour les automobiles, etc. Une industrie de l’environnement capitaliste s’est développée, des réformes écologiques entrent même dans le catalogue des revendications des partis bourgeois ou sociaux démocrates.
Pourtant, malgré toutes les tentatives de réformes et malgré l’industrie de l’environnement, les destructions au niveau mondial sont plus graves que jamais. La pollution des mers, le déboisement des forêts tropicales, les changements climatiques, montrent clairement que la dynamique globale de la crise écologique reste inchangée. De ce point de vue, cette crise montre la nécessité, par-dessus toute réforme, d’un changement fondamental de notre société.
Le mouvement écologique, comme sans programme anticapitaliste cohérent et sans articulation aux travailleurs comme acteur du changement, est incapable de constituer une nouvelle force sociale suffisamment puissante, que pour occuper ou hériter de la place du mouvement ouvrier. En effet, mêmes les revendications les plus immédiates entrent directement en conflit avec l’économie de marché capitaliste, le libéralisme économique et les offensives gouvernementales de dérégulation à l’ordre du jour partout dans le monde à l’époque. D’où, abstraction faites de ces tendances « deep ecology » et « Greenwash », le mouvement écologique doit devenir un allié important des révolutionnaires dans la lutte d’ensemble contre le système capitaliste.
Didier Brissa
L’écologie a des significations radicalement différentes selon l’utilisation politique qui en est faite. Plutôt que de vouloir rassembler des stratégies antagonistes, on peut en décrypter les usages en la scindant en 3 tendances contradictoires.
1) L’écologie fondamentaliste ou « deep ecology » [8], voire parfois réactionnaire (« Khmers verts »), dont le mot d’ordre est "respectons les lois de la nature", elle reprend les argumentations des droites traditionnelles (régionalistes, traditionalistes, identitaires, fascistes) sur l’ordre naturel, inégalitaire, la division des fonctions, la ségrégation des populations, l’hygiénisme, le biologisme et la normalisation. La liberté humaine y représente le mal absolu contre la loi naturelle et contraignante d’une harmonie originelle et non discutable. Elle sert d’ailleurs parfois de porte d’entrée à des fascistes avérés [9].
2) L’écologie environnementaliste libérale et centriste (« ni gauche, ni droite ») dont le mot d’ordre est "la qualité de la vie" se réduit à préparer les futures industries de l’environnement, l’intégration de la gestion des déchets de l’économie et la sauvegarde de parcs naturels. Elle est tournée vers les cadres privilégiés d’un capitalisme sauvage qui sait qu’il doit séduire, par l’artifice d’une nature reconstituée. Pour le libéralisme (Adepte du « Green washing » [10]), la liberté est instrumentalisée, ravalée au rang de moyen pour le marché. Liberté du plus fort et loi du possédant. Elle imagine dépasser les problématiques environnementales en alimentant une croissance infinie, par le biais des innovations technologiques
3) L’écologie-politique, ou écosocialisme [11], enfin dont le mot d’ordre est de "prise en compte de la totalité et maîtrise de notre environnement, des conséquences de nos actions sur nous-mêmes et notre avenir", reprendre le contrôle de l’économie, imposer la prise en compte des besoins réels et des nuisances indésirables, globaliser les problèmes au niveau mondial, corriger la force mécanique de l’évolution par la volonté d’un développement contrôlé, démocratique, équilibré, rationnel et diversifié. La liberté est, de ce point de vue, un idéal, la dignité de l’homme qui doit être reconnue supérieure à toute autre rationalité (économique, géopolitique, biologique) et doit atteindre à l’effectivité qui ne peut plus être que mondiale, à la mesure des enjeux du temps. Il ne s’agit pas de protéger une nature originelle, ni de protéger et rentabiliser les richesses naturelles mais de prendre possession de notre monde, s’opposer aux logiques inhumaines d’une croissance infinie, tyrannique et aveugle ; il s’agit de fonder une nouvelle articulation individu-collectif, de nouvelles solidarités contre la société marchande et ses intérêts à courte vue.
L’acquis fondamental du mouvement écologique, qui a provoqué un changement profond dans la prise de conscience des questions de l’environnement, a été et reste la compréhension de l’ampleur de la destruction de l’environnement par le capitalisme contemporain [12]. La destruction de la nature a atteint des dimensions qui mettent en péril l’humanité toute entière. Il s’agit ici, comme dans le cas d’une guerre nucléaire mondiale, d’une question de survie. Toutefois, à la différence du danger de destruction nucléaire, c’est une question qui est toujours "neuve" et qui s’aggrave constamment par des manifestations de plus en plus évidentes. Cet acquis fondamental du mouvement écologique constitue en même temps sa limite fondamentale. Dans la mesure où, tout en reconnaissant la question comme vitale pour l’humanité, on occulte les intérêts divergents au sein de la société et on n’utilise pas les moyens adéquats (la majorité de la population contre les quelques centaines de capitalistes, détenteurs des moyens de production) pour changer cet état de fait.
La remise en question du concept de "progrès" est, elle aussi, un acquis du mouvement écologique. Elle a montré les limites d’une analyse marxiste étroite du capitalisme contemporain : on ne peut plus parler comme au début du développement du capitalisme d’un développement positif de forces de production qui ne seraient freinées que par le cadre de la propriété privée des moyens de production ou développées au détriment du prolétariat [13]. Le capitalisme, qui ne peut plus avoir un développement expansif des forces productives, transforme de plus en plus les forces de production en forces de destruction, par un développement extensif de l’exploitation des ressources finies.
Mais ceci signifie aussi que les forces productives ne peuvent pas être "libérées" telles quelles, c’est-à-dire utilisées dans un système socialiste au profit de tous, mais qu’une sélection démocratique et une analyse critique sont nécessaires. Il ne s’agit pas seulement d’une question théorique, mais aussi d’une question éminemment pratique qui comporte la critique de l’idée de "dépassement" du capitalisme propre au « socialisme dit réel ». De plus, le côté matériel de la production (valeur d’usage) a été mis en avant pour la première fois par une analyse plus fouillée, en posant la question de savoir quels produits sont désirables d’un point de vue social ET écologique. On pourrait également y superposer la nécessité du débat sur les conditions et le temps de la production, c.-à-d. la réduction du temps de travail.
Après le recul du mouvement de 1968, le mouvement écologique a de nouveau introduit dans la politique la dimension "utopique". La discussion sur un changement fondamental du système social, sur une autre façon de vivre et de produire, est relancée à partir des nécessités écologiques. Il s’agit de penser simultanément la valeur d’usage des produits, l’utilité sociale de ceux-ci, l’impact environnemental de leur production. Il faut pour cela de nouvelles idées à propos d’une société différente et des "plans de reconversion" concrets.
D.B.