Quand je sors de chez moi, je prends un des deux ascenseurs qui me descend vers le hall de l’immeuble. Environ une semaine sur quatre, l’un des deux ne fonctionne pas ; il est en maintenance ou en réparation. Ca signifie que l’entreprise (Schindler Brasil) qui le gère envoie un garçon s’en occuper.
On peut se demander comment, dans un pays comme la Belgique, cette société de leasing pourrait se permettre de payer si souvent un ouvrier -parfois deux- pour retaper l’un des si nombreux appareils dont elles ont la charge dans la ville.
Je quitte l’immeuble en saluant le « porteiro » qui m’ouvre la grille (Bzzz, fait la porte).
Je connais bien toute l’équipe. Des trois jeunes qui s’occupent aussi de la propreté du jardin et des parties communes, à l’évangéliste qui m’entretient parfois de Dieu lorsque je rentre le soir, tard, après mon boulot, et qui se tape cinq nuits sur six dans la petite guérite qui nous sert de Cerbère, en passant par Miro, le type sans âge qui ne saisit pas le tiers de ce que j’essaie de lui dire, et dont je ne comprends que les considérations météorologistes quand je ramène mon fils vers 18h.
Ceux-là, semble-t-il, ont un bon boulot : ce sont les mêmes depuis deux ans que je suis là. L’un des trois jeunes du matin, José, vient d’obtenir un diplôme que la plupart de nos gamins passent à 15 ans -lui en a vingt-et-un. Après, il veut faire électricité, mécanique ou quelque chose d’autre qui lui permettrait de fonder une famille. José s’est cassé le pied et est resté plus de deux mois absent. Il vient de revenir ; sa place lui était assurée.
Junior a vingt-deux ans ; il a déjà une gamine de deux ans. Il faisait du déchaussement et avait un dos effroyablement courbé. Lui aussi s’est permis de prendre congé pendant plusieurs mois pour faire redresser tout ça [1] mais son frère m’assure qu’il va revenir assez vite. Non seulement je l’aime bien, Junior, mais en plus dès qu’on a un pépin d’ordre électrique, il n’a pas son pareil pour le résoudre. Je crois qu’ils sont plutôt bien lotis dans notre immeuble.
Surtout si je compare avec les commerciaux qui travaillent dans ma boîte. À mon arrivée, certains étaient des employés réguliers, payés 1000 reais par mois (environ 386 euros [2] ) avec 22 jours de congés payés. Le rêve ! Aujourd’hui, ceux-là ont disparu et ont été remplacés tous par des stagiaires qui ne peuvent rester que deux ans maximum. Ils sont aussi payés 1000 reais par mois, mais les congés ne sont pas payés. En outre, en cas de licenciement... Ben, rien... C’est pas un licenciement, c’est une fin de contrat... Voilà... Par contre, ils ont des primes par client inscrit. De ce que j’ai compris, la plupart d’entre eux sont des étudiants qui travaillent six à huit heures par jour et vont en fac le reste du temps.
Je crois qu’ils ont encore de la chance si on considère le statut de la dame qui nettoie les locaux, au boulot. Elle doit avoir dans les cinquante ans, elle est payée un peu plus que le salaire minimum (environ 500 reais net par mois (+-194euros) [3] ). Elle arrive à 7 heures du matin et repart à 16 heures. Elle a deux heures trente de trajet pour aller, deux heures trente pour revenir, tous les jours, y compris le samedi (mais ce jour-là, elle s’arrête à midi).
Au moins, elle, elle a un boulot fixe [4]. Enfin, en tout cas pour les deux ans à venir, parce qu’on va sans doute fermer cette filiale, et on n’aura sans doute plus besoin d’elle. Les conditions de licenciement ne sont pas exceptionnellement contraignantes, mais je suppose qu’elle verra arriver les « mois de salaire par année travaillée » d’indemnité comme une sorte de cadeau somptueux...
Si elle ne trouve pas de travail équivalent, elle pourra toujours se faire engager comme domestique à temps plein dans une “bonne maison” à 500 reais par mois (+-194euros) –aussi, mais sans être déclarée très souvent (voir encadré)...
- Un petit boulot parmi d’autres à São Paulo
Sur mon trajet, je croise presque tous les jours les mêmes têtes. On finit par se saluer.
Il y a notamment ces gamines qui cherchent à nous persuader d’entrer dans une espèce d’école d’informatique ; elles sont payées à la prime, elles aussi. Racolage, marketing...
Je vois certaines d’entre elles -rarement des mecs- tous les jours, sauf le week-end, battant des pieds dans le froid, languissant sous le soleil, dans le même uniforme vert et orange un peu écœurant. Beaucoup de gens portent des uniformes ici.
Comme par exemple, encore sur mon trajet, certains de ces surveillants de rue, qui portent des costards sombres, parfois même des cravates, et qui sont là, à regarder les passants passer, des journées entières. Les uns bénéficient d’une chaise, les autres d’une petite cabine vitrée ou d’un parasol. Beaucoup sont engagés par des « comités de rue » englobant les immeubles ou maisons environnantes. D’autres sont attachés à un immeuble, parfois à une maison... Je vous laisse imaginer la différence de statuts entre le garde et le gardé...
A propos de gardes...
La nuit, dans à peu près n’importe quel quartier de classe moyenne, vous entendrez un drôle d’oiseau. Un sifflement un peu strident, une petite poussée d’une seconde tous les quarts de minute. Si vous avez la curiosité de passer la tête à la fenêtre lorsque le sifflement se fait plus fort, vous verrez, le plus souvent à vélo, parfois sur une mobylette pas trop bruyante, un bonhomme qui se fait les montées et les descentes de quelques rues pour s’assurer que tout est tranquille aux alentours. Tous les mois, il frappera aux portes du coin sur lequel il veille, un coin bien éloigné du sien, très probablement, et les habitants lui donnent -ou ne lui donnent pas- une somme fixe [5].
Des figures que vous ne pouvez pas rater et qui vous restent gravées longtemps dans le corps, ce sont ces écologistes à 180 à 450 reais par mois (70 à 174,5 euros environ) (à condition de travailler tous les jours [6]) qui trimbalent des charrettes faites plus de bric et de broc que de celles de Charles Ingalls, le plus souvent à bout de bras, parfois à vélo, de plus en plus rarement avec un cheval. Ils ramassent, selon le cas, tout ce qui est papier, plastique, carton ou autre détritus qu’ils savent être récupéré dans une entreprise de recyclage.
Ils font des journées de huit heures, montent et descendent les rues infectes de São Paulo, très souvent à contre-sens, parfois là où c’est le plus dangereux, affrontant chauffards, autobus bondés et livreurs à moto [7], tout cela pour revendre leurs trouvailles au poids, en toute informalité –mais au su et au vu de tous. Et avec la certitude que la ville serait en pire état sans ces 20.000 hommes et femmes [8]. Quand ils sont pieds nus, je ne parviens pas à comprendre comment ils font pour marcher plus vite que moi avec leur chargement derrière eux.
Et puis, il y a les autres. Ceux à qui on n’a pas « donné » de travail et qui n’ont pas réussi à s’en “inventer” un.
Ils ne vendent pas de jus d’orange ou de beignets de viande à l’arrière d’une voiture ;
Ce ne sont pas ces milliers de jeunes filles et de femmes qui proposent des gâteaux trop sucrés et du sirop de café dès 5 heures du matin à tous les points stratégiques de la ville ;
Ce ne sont pas ceux que les églises ont pris en charge pour assurer un semblant de service d’ordre ou aider au stationnement autour des lieux de cultes ;
Ni les distributeurs de tracts en tout genre ou les porteurs de pancartes publicitaires ;
Et pas non plus les combien de milliers de prostituées et prostitués qui égrènent la cité...
Non, ce sont celles et ceux, parfois avec un môme maigrichon, parfois sur une jambe, souvent avec une attelle en métal, avec des vêtements qui n’en sont presque plus, quelquefois exactement là où ils ont dormi pendant la nuit -sur le trottoir de votre rue, emballés dans des couvertures épaisses, avec un matelas pour les plus chanceux, souvent aux carrefours, proposant bonbons, chocolats, filets d’ail, jouets, ballons, gadgets d’équipes de foot, jonglages et acrobaties, mais le plus souvent les mains vides, handicapés, une cane à la main, celles et ceux qui n’ont plus que la pitié à vous proposer en guise de produits sur le grand marché du libéralisme de São Paulo.
Car c’est bien ce que tout cela m’inspire : São Paulo, c’est certainement la concrétisation la plus proche de ce que peut et doit être un marché libéral avec le moins d’entrave sociale possible.
Il y a bien un salaire minimum officiel, mais il y a tellement de moyens de le contourner (paiement par primes, temps partiel, paiement à la prestation, sans parler du travail au noir) ;
Les services de santé publique existent, mais ils sont réputés pour leur lenteur, pas pour leur efficacité [9] ;
Quant à l’école, et bien, elle ferait passer le système scolaire nord-européen pour un modèle de réussite égalitaire [10] ;
Les pharmacies populaires fournissent des médicaments à la pièce, et à un prix trés réduit, mais aussi petit soit-il, il reste inacessible à une quantité importante de la population ;
Difficile de parler encore du droit au logement en deux lignes...
J’ai voulu brosser ici une situation brute, grossière, réelle, sensible, celle de ces personnes que je croise tous les jours et que je vois vivre dans la nécessité de reproduire tous les jours ce qu’ils ont fait la veille sous peine de perdre leur petit espace sur le marché de l’activité économique de la ville. Ce marché dont ils ont probablement une conscience indicible mais mille fois plus forte que n’importe quel entrepreneur qui "se bat” pour augmenter la part de clientèle de sa boîte.
En tout cas, on comprend pourquoi Schindler, l’entreprise qui gère les ascenseurs, ne fera jamais faillite en envoyant un réparateur tous les mois plutôt qu’en assurant un travail solide fondé sur une formation sérieuse et payant un salaire correct.
La réponse est dans l’exposé de la situation.
Si l’on considère que « La précarité est une forte incertitude de conserver ou récupérer une situation acceptable dans un avenir proche », alors, la grande majorité des habitants de São Paulo vivent -au mieux- dans la précarité...
Pour terminer, je pourrais ajouter deux dernières petites informations à mettre en parallèle.
La première provient directement de la bouche même du Président M. Luiz Ignacio da Silva, dit Lula, pour qui “Les plus pauvres sont devenus des consommateurs (...) Ces personnes ont appris à entrer dans un shopping, ont appris à entrer dans un supermarché et à acheter des choses que tout le monde a le droit d’acheter.” [11] M. da Silva présente ses sept années de pouvoirs comme une amélioration essentiellement sur le plan de l’amélioration du marché intérieur de consommation, se réjouissant de l’augmentation des conditions matérielles des classes les plus démunies [12].
La deuxième vient de l’institut brésilien chargé des statistiques, qui révèlent que sur l’ensemble des adultes brésiliens (plus de quinze ans), seuls 26 pour-cent sont capables de lire et comprendre un texte. Ce qui signifie que 70 millions d’adultes sont au moins des analphabètes fonctionnels [13]. Sachant que la justice, dans un État qui se veut de droit comme le Brésil, est principalement fondée sur le papier, on peut en conclure que la majorité des adultes brésiliens sont en état de précarité judiciaire flagrante. La propriété foncière est très souvent fondée sur des faux, par exemple, mais la plupart des sans-toit et des sans-terre n’ont pas la possibilité de s’en défendre, à moins de faire partie d’associations criminalisées comme le MST ou le MTST [14].
Qu’on se rassure : les Brésiliens peuvent désormais consommer librement, et s’endetter tant qu’ils peuvent...
Si en plus ils devaient pouvoir se défendre contre le grand Capital...
Hélène Chatelain
São Paulo, la municipalité, compte 11 millions d’habitants (mais le “grand São Paulo”, c’est-à-dire incluant sa “sphère d’influence” périphérique (région métropolitaine) compterait dans les 16,5 millions de personnes.
São Paulo municipale :
Pour se donner une idée de l’expansion de la ville, elle comptait 2,2 millions d’habitants en 1950 et 580.000 habitants en 1920.
Il y a actuellement une flotte de plus de 6 millions de véhicules à São Paulo.
Superficie : 1.523 km²
Densité : 7.216 hab/km²
PIB : 282.852.338.000 reais (109.690.136.676 euros)
PIB par habitant : 25.675 reais (9.956,77 euros)
Indice de Développement Humain (IDH) : 0,841 en 2000.
Des personnes en âge d’activité :
Économiquement actives (région métropolitaine) : 60, 3%
Effectivement actives (région métropolitaine) : 55,1%
Au chômage (région métropolitaine) : 5,2%
Non économiquement actives (région métropolitaine) : 39,7%
Des personnes actives (à l’exclusion des personnes non économiquement actives, voir ci-dessus) :
Personnes au chômage (région métropolitaine) : 8,7%
Personnes touchant le salaire minimum (région métropolitaine) : 10,68% (*)
Des personnes travaillant (à l’exclusion des personnes au chômage ou non économiquement actives, voir ci-dessus) :
Personnes touchant le salaire minimum (région métropolitaine) : 11,7% (*)
Personnes travaillant dans le secteur privé mais non déclarées (région métropolitaine) : 20,5%
Personnes travaillant dans le secteur privé déclarées (région métropolitaine):51,4%
Indépendants (région métropolitaine) : 16,4%
Entrepreneurs (région métropolitaine) : 4,8%
Travailleurs non-rémunérés (région métropolitaine) : 1%
(*) pour rappel, le salaire minimum –de base- à SP est de 505 reais pour les (considérés) moins qualifiés.
Sources :
http://pt.wikipedia.org/wiki/S%C3%A3o_Paulo_%28cidade%29#Demografia
http://www.ibge.gov.br/home/estatistica/indicadores/trabalhoerendimento/pme_nova/pme_200909sp_01.shtm
http://www.portalbrasil.net/salariominimo_saopaulo_2009.htm
H.C.







H.C.