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Le Vert et le Rouge - Troisième partie : Le Mouvement ouvrier et l’écologie

Comment articuler Crises Environnementales, Écologie politique et Questions sociales ?

dimanche 1er novembre 2009, par Didier Brissa

(suite et fin des articles Le Vert et le Rouge - Première partie : Les causes structurelles de la crise écologique et Le Vert et le Rouge - Deuxième partie : La crise écologique dans les pays dépendants et dans les ex-pays de l’Est (et assimilés))

Chaque mouvement se constituant souvent par rupture avec ceux qui l’ont précédé, plusieurs points sont à l’origine d’incompréhension et de rejets réciproques entre mouvement ouvrier et écologistes… La résorption de ces tensions pourrait se résoudre facilement, ce qui est fondamental pour obtenir une approche fusionnée des deux héritages.

Écologistes et libertaires accusent Marx et Engels de productivisme. Cette accusation est-elle justifiée ?

Oui et non. Non, dans la mesure où personne n’a autant dénoncé que Marx la logique capitaliste de production pour la production, l’accumulation du capital, des richesses et des marchandises comme but en soi. L’idée même de socialisme - pas forcément mise en pratique dans les pays dits « socialistes » - est celle d’une production de valeurs d’usage, de biens nécessaires à la satisfaction des besoins humains. L’objectif suprême du progrès technique pour Marx n’est pas l’accroissement infini de biens ("l’avoir") mais la réduction de la journée de travail, et l’accroissement du temps libre ("l’être").

Cependant, il est vrai que l’on trouve parfois chez Marx ou Engels - et encore plus dans le marxisme ultérieur - une tendance à faire du "développement des forces productives" le principal vecteur du progrès, et une posture peu critique envers la civilisation industrielle, notamment dans son rapport destructeur à l’environnement. Il y a dans la doxa marxiste une propension à entretenir une fusion/confusion entre "progrès" et "productivisme" (au sens augmentation "quantitative"), alors que dans la notion de "progrès", le qualitatif précède le quantitatif...

Le passage suivant des Gründrisse est un bon exemple de l’admiration trop peu critique de Marx pour l’œuvre "civilisatrice" de la production capitaliste, et pour son instrumentalisation brutale de la nature :
" Le capital commence donc à créer la société bourgeoise et l’appropriation universelle de la nature et établit un réseau englobant tous les membres de la société : telle est la grande action civilisatrice du capital." [1]

Par contre, on trouve aussi chez Marx des textes qui mentionnent explicitement les ravages provoqués par le capital sur l’environnement naturel - témoignant d’une vision dialectique [2] des contradictions du "progrès" induit par les forces productives - comme par exemple le célèbre passage sur l’agriculture capitaliste dans le Capital :
" Ainsi elle détruit et la santé physique de l’ouvrier urbain et la vie spirituelle du travailleur rural. Chaque pas vers le progrès de l’agriculture capitaliste, chaque gain de fertilité à court terme, constitue en même temps un progrès dans les ruines des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, les États Unis du Nord de l’Amérique par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce processus de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : la terre et le travailleur. "

Même chez Engels, qui a si souvent célébré la "maîtrise" et la "domination" humaines sur la nature, on trouve des écrits qui attirent l’attention, de la façon la plus explicite, sur les dangers d’une telle attitude, comme par exemple le passage suivant de l’article sur "Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme" [3] (1876) :
« Cependant, ne nous flattons pas trop de nos victoires sur la nature. Elle se venge sur nous de chacune d’elles. Chaque victoire a certes en premier lieu les conséquences que nous avons escomptées, mais (…) elle a des effets tout différents, imprévus, qui ne détruisent que trop souvent ces premières conséquences. Les gens qui, en Mésopotamie, en Grèce, en Asie mineure et autres lieux essartaient les forêts pour gagner de la terre arable, étaient loin de s’attendre à jeter par là les bases de l’actuelle désolation de ces pays, en détruisant avec les forêts les centres d’accumulation et de conservation de l’humidité. (…) Et ainsi les faits nous rappellent à chaque pas que nous ne régnons nullement sur la nature comme un conquérant règne sur un peuple étranger, (…) mais que nous lui appartenons avec notre chair, notre sang, notre cerveau, que nous sommes dans son sein, et que toute notre domination sur elle réside dans l’avantage que nous avons sur l’ensemble des autres créatures, de connaître ses lois et de pouvoir nous en servir judicieusement.  »

Il ne serait pas difficile de trouver d’autres exemples. Il n’en reste pas moins qu’il manque à Marx et Engels une perspective écologique d’ensemble. La question écologique est un des plus grands défis pour un renouveau de la pensée marxiste au seuil du XXIème siècle.

Qu’en est-il dans les autres courants du mouvement ouvrier ?

Proudhon célèbrera, dans ses écrits, la domestication raisonnée et l’ordonnancement de la nature par l’Homme, en cela il fut fort proche de Marx. Ni Bakounine, ni Kropotkine n’aborderont ce sujet, il faudra attendre la fin du XIXème siècle et le début du XXème pour que des penseurs, identifiés comme libertaires ou anarchistes, évoquent réellement le sujet. Le premier sera Elisée Reclus, en particulier à travers des fresques paysannes, des récits à fortes connotations naturalistes. Mais c’est à partir de la fin des années ’70, que des libertaires joueront un rôle essentiel au sein de la gauche révolutionnaire, en étant bien souvent parmi les fondateurs des mouvements écologistes.

La social-démocratie et le « socialisme réel », malgré leurs désaccords sur beaucoup de questions, avaient en commun une conception productiviste de l’économie et une profonde insensibilité aux questions de l’environnement. Il faut reconnaître que les courants révolutionnaires en général n’ont commencé à intégrer la problématique écologique qu’avec beaucoup de retard...

La persistance de catastrophes écologiques, la croissance de mouvements pour la protection de la nature, les succès partiels de ceux-ci, leurs tentatives de structuration politique (partis "verts"), etc. ont conduit à des différenciations à l’intérieur du mouvement ouvrier : dans une série de pays, des syndicats entiers ou du moins de fortes minorités en leur sein s’opposent à l’utilisation "pacifique" de l’énergie nucléaire - CGIL en Italie, mineurs britanniques - et font preuve d’une sensibilité accrue face aux questions écologiques : CUT au Brésil, SUD en France, les Commissions Ouvrières en Espagne, IG-Metall en Allemagne, etc.

On peut distinguer actuellement quatre courants dans les partis et syndicats qui se réclament des travailleurs :

La fraction "béton" qui veut continuer comme si rien ne s’était passé. Même cette fraction a dû procéder à des adaptations, vu les développements catastrophiques pour l’environnement. Elle revendique aujourd’hui des normes d’émissions et de réglementations nouvelles, mais plaide pour le maintien de l’énergie nucléaire. Sans modifier ses positions myopes, elle s’est pourtant déclarée d’accord avec des "réparations" écologiques, surtout si celles-ci ouvrent de nouveaux marchés.

Un courant technocratique qui croit pouvoir résoudre les problèmes écologiques par l’utilisation de technologies avancées (high-tech). En réalité, il ne s’agit le plus souvent que d’un simple transfert des problèmes : que faire, par exemple, des quantités énormes de résidus de filtrage, de boues d’épuration et autres déchets ? Certains sociaux-démocrates plaident en faveur d’une coopération avec la fraction "end of the pipe technology" [4] du grand capital : par une alliance entre "la gauche traditionnelle, les élites techniques et les minorités critiques des capitalistes bien orientés en matière de croissance", une innovation socialement dirigée pourrait être réalisée. Ils rejettent expressément la remise en cause de la propriété privée des moyens de production.

Le troisième courant qu’on pourrait appeler "réformiste écologique", craint lui aussi de parler des rapports de production. Une fois de plus, on prétend qu’il serait possible de débarrasser le capitalisme, traité pudiquement de "société industrielle", d’une de ses excroissances, en l’occurrence, de ses péchés écologiques. " Plus que jamais, la tâche (…) est donc de procéder, par une nouvelle politique de réformes, à des corrections démocratiques, humaines et écologiques de la société industrielle. "

Le quatrième courant, plutôt minoritaire, mais loin d’être négligeable, c’est l’éco-socialisme, qui intègre les acquis fondamentaux du marxisme et de la pensée libertaire - tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Les éco-socialistes ont compris que la logique du marché et du profit (de même que celle de l’autoritarisme techno-bureaucratique des défuntes "démocraties populaires") sont incompatibles avec les exigences écologiques. Tout en critiquant l’idéologie des courants dominants du mouvement ouvrier, ils savent que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pour toute transformation radicale du système.

En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès - dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique (dite "socialiste réelle") - et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de l’environnement, l’éco-socialisme représente dans le mouvement ouvrier et dans l’écologie la tendance la plus sensible aux intérêts des travailleurs et des peuples du Sud, celle qui a compris l’impossibilité d’un "développement soutenable" dans les cadres de l’économie capitaliste de marché.

L’objectif est d’être partie prenante de ce courant et de convaincre les travailleurs que les réformes partielles sont totalement insuffisantes : il faut remplacer la micro-rationalité du profit (l’incohérence du marché) par une macro-rationalité socialiste et écologique (une économie démocratiquement planifiées), ce qui exige un véritable changement de civilisation. Cela est impossible sans une profonde réorientation technologique, visant au remplacement des sources actuelles d’énergie par d’autres, non-polluantes et renouvelables, telles que l’énergie solaire. La première question qui se pose est donc celle du contrôle sur les moyens de production, et surtout sur les décisions d’investissement et de mutation technologique.

Une réorganisation d’ensemble du mode de production et de consommation est nécessaire, fondée sur des critères extérieurs au marché capitaliste : les besoins réels de la population et la sauvegarde de l’environnement. En d’autres termes, une économie de transition au socialisme fondée sur le choix démocratique des priorités et des investissements par la population elle-même. Une économie planifiée, capable de surmonter durablement les tensions entre satisfaction des besoins sociaux et impératifs écologiques. Une transition conduisant à un mode de vie alternatif, à une civilisation nouvelle, au-delà du règne de l’argent, des habitudes de consommation artificiellement induites par la publicité, et de la production à l’infini de marchandises nuisibles à l’environnement (la voiture individuelle !).

Didier Brissa


Eléments bibliographiques :
- Leur écologie et la nôtre, GORZ André (1974)
- L’écologique et le social : combats, problématiques, marxismes, ROUSSET Pierre (1998)
- Critique de l’écologie politique, BENSAÏD Daniel (2000)
- Progrès destructif : Marx, Engels et l’écologie, LOWY Michael (2003)
- Écologie et socialisme, La Gauche, Québec (2000)
- Peut-on imaginer une société sans développement des forces productives ? TREILLET Stéphanie (2007-2008)

Notes

[1K.Marx, Fondements de la Critique de l’Economie Politique, Paris, Anthropos, 1967, pp. 366-367.

[2Dialectique : méthode de pensée remontant à Platon et Aristote, modernisée par Kant puis Hegel (qui lui fera faire un saut qualitatif en affirmant la relativité et l’objectivité absolue du savoir (sur les « croyances »), elle est logique. L’apport principal de Marx est d’avoir posé tous les problèmes de la nature et de l’existence humaine sur le terrain de la pratique. La dialectique de Marx part du principe que se sont les conditions matérielles réelles, dans lesquelles les hommes vivent, qui forgent leurs idées et non l’inverse. Il pose donc la primauté des faits sur les idées.

[4Expression faisant référence à la fin annoncé du pétrole, et donc des technologies qui en découlent, que cela soit en terme de sources d’énergie (essence, gaz, etc.) ou de matériaux (caoutchouc, plastiques, etc.)

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