Un principe flou
Selon la Commission Bruntland, à l’origine du terme, le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. La définition est actuellement très bien intégrée. A tel point que diverses institutions spécialisées en la matière ne prennent plus la peine de définir ce qui les fonde. L’Institut du Développement durable ou le Centre d’études du développement durable par exemple ne s’attardent plus guère sur la portée de ces mots. Pourtant, le concept est repris par un ensemble d’institutions politiques, entreprises, associations, partie intégrante du capitalisme. Et elles en font n’importe quoi au nom de la sauvegarde des générations futures.
Une application trompeuse
C’est que la notion est vague et ne remet pas en question le système de production. "Développement durable" ne signifie même pas que l’on corrige les abus du capitalisme en matière environnementale et encore moins que le système capitaliste est une des principales raisons du désastre écologique et humain en cours. A titre de comparaison, le respect des Droits de l’Homme, notion bien ancrée, est vanté par la société Shell [1]. cela n’a pas empêché cette dernière d’avoir tout fait pour éviter un procès lié à sa complicité dans l’assassinat d’un opposant à ses projets économiques [2].
En pratique, la conciliation des intérêts économiques, sociaux et environnementaux reste bien sagement subordonnée aux intérêts directs de l’entreprise.
- Shell est respectueuse, honnête et intègre
Moins tragique est la vision du développement durable façon Coca-Cola. Coca-Cola Company Belgique qui veut s’engager activement sur la voie du développement durable. Une des cinq voies de cet engagement se traduit par la satisfaction des souhaits et des besoins les plus divers de ses consommateurs. C’est pourquoi, nous leur proposons une large gamme de boissons de la plus haute qualité. Nous les informons minutieusement et les encourageons à adopter un mode de vie sain et actif. Bien entendu, il s’agit de proposer des boissons du groupe et de limiter la concurrence, notamment dans les écoles [3], afin de form(at)er au plus-tôt les futurs consommateurs. Et, bien entendu, une grande part des boissons du groupe, les boissons sucrées, n’offrent, selon le site web e-santé, strictement aucun intérêt nutritionnel et sont totalement dépourvues de vitamines et de sels minéraux.
L’application du développement durable vue par par Coca-Cola a été l’objet de dénonciations virulentes dans le cadre de la campagne made in dignity. Répression des syndicats, rejets des eaux contaminées, consommation d’eau phénoménale, matraquage publicitaire, ont été mis en évidence.
Et il en va ainsi de la plupart des entreprises, qui utilisent l’argument du développement durable comme outil de vente ou d’image de marque. La croissance n’est vue que dans une dynamique quantitative et consumériste. Sur la toile, certains blogs se font l’écho d’un développement durable à la sauce capitaliste. C’est le cas du "blog" croissance verte [4] qui s’interroge (...) sur les questions environnementales auxquelles se trouvent confrontées les entreprises (théories économiques, meilleures pratiques, management, communication, règlementations...). Aucune remise en question ni même simple interrogation sur la croissance économique, si ce n’est la comparaison de la décroissance à l’économie de la chandelle. Quelques clics sur un moteur internet nous confirment ce que nous supposions : la plupart des co-fondateurs de ce blog occupent (ou ont occupé) de hautes fonctions dans de grandes entreprises : Peugeot-Citroën, CapGemini, BASF, Lagardère, Pricewaterhouse Coopers [5]. Le débat est tronqué
Mais les entreprises ne sont pas les seules à profiter du concept pour se donner une virginité. Le monde politique n’est pas en reste.
Une exploitation politique du développement durable
La plupart des partis politiques représentés au Parlement [6], Front national compris, adaptent désormais le concept de développement durable à leur sauce programmatique. En clair : le parti Ecolo s’est fait piquer l’idée. Désormais, le ministre fédéral du développement durable est PS. En charge de l’énergie, il a aussi œuvré à la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires, à présent décidée [7]. Mais l’essentiel du combat pour un développement durable ne se situe, évidemment pas là. C’est pour cela que Paul Magnette soutient l’organisation de festivals de musique durables. Et même dans ce cadre, rien n’est bien contraignant. Sensibiliser, soutenir, encourager, oui. Décider et contraindre si nécessaire, non.
Plus "sérieusement", la récente Déclaration de politique générale du Gouvernement fédéral [8] joue sur la confusion entre, d’une part, les valeurs que veut incarner le Premier Ministre, à savoir la stabilité et la sécurité en période de crise et, d’autre part, la notion de "durable", notamment en matière d’énergie et d’économie. Pour le Gouvernement, l’économie, notre fiscalité et notre mode de vie doivent davantage se teinter de vert si nous voulons survivre [9]. Le lendemain, bien que l’éditorial du Soir annonce une fiscalité verte cohérente [10], le même journal ouvre ses colonnes [11] à Bernard Jurion [12]. Lequel donne un autre son de cloche et affirme que : le gouvernement ne règle que des problèmes de court terme. Mais en période de crise et dans le cadre de la confection d’un budget, il est difficile d’aborder ces questions, qui demandent une approche de moyen terme. Il faudra pourtant que le gouvernement s’attelle d’une part, à la mise en place d’une véritable fiscalité environnementale accompagnée d’une réduction de la fiscalité sur les revenus ; et d’autre part, au problème du vieillissement..
De leur côté Ecolo et Groen !, tout en étant critiques, partagent les mêmes travers sémantiques que leurs confrères politiques de la majorité fédérale pour réclamer des mécanismes qui devraient amener à plus de justice sociale, plus de respect pour l’environnement et une relance de l’économie plus durable [13](sic). En fait de développement durable, le fédéral s’est plus attelé à la recherche de nouvelles recettes au nom de la "fiscalité verte", ce qui explique aussi son choix de prolonger les centrales nucléaires. L’usage du concept de développement durable permet, ici aussi, de faire passer en souplesse quelques bonnes vieilles recettes budgétaires.
Au niveau régional wallon auquel CDH, ECOLO, et PS sont partie prenante, même son de cloche. L’interrogation sur notre système consumériste est inexistante. Bien au contraire, la fameuse "croissance verte" est, en pratique, reformulée en "croissance soutenable". Un exemple ? La déclaration de politique régionale wallonne 2009-2014 insiste sur le rôle moteur des entreprises dans la croissance soutenable et déclare encourager les entreprises à s’engager dans le développement durable. S’ensuit, pour les petites entreprises, une liste de décisions planifiées dont aucune n’évoque une vision écologique sérieuse. A moins que la simplification administrative soit considérée comme la panacée écologique. Concernant les plus grandes entreprises, si ce ne sont des mesures visant à mieux gérer leur emplacement, rien n’est dit quant au nécessaire frein à imposer au secteur de la logistique et du transport routier. En substance, le Gouvernement wallon ne s’écarte pas du modèle de croissance capitalistique : maintien de ce qui est existant, économie verte de niche, quelques incitants, pas de contraintes. Il gère les déchets mais n’évite pas leur création [14]. Mais les diminutions d’émissions de gaz carbonique sont bien réelles. A cause de la baisse d’activité des entreprises consécutivement à la crise [15].
Enfin, comble du comble, la Commission européenne soutient pour sa part l’énergie nucléaire durable [16].
- Une centrale nucléaire durable... Il y a un beau pré devant
Au-delà de la gestion des déchets nucléaires et des risques pour la sécurité, on oublie trop souvent que le combustible radioactif des centrales nucléaires, l’uranium, est lui aussi non renouvelable. Et qu’un tout au nucléaire mènerait aussi à une extinction des ressources [17] (fondamentales dans le domaine médical, notamment).
Après cette description d’initiatives durables vers un monde plus vert, il nous resterait à examiner l’application sociale du développement durable. Mais est-il véritablement nécessaire d’aborder les fantastiques progrès, que tous connaissent, en matière de droit au logement, à la santé, au travail et à un revenu ?
Un développement durable caricatural, donc. Qui ne connaît qu’un simulacre d’application économique que le monde politique est trop heureux de s’approprier pour obtenir une "vert-ginité" facile. Et un volet social inexistant. C’est à se demander si le principe de développement durable été récupéré ou, au contraire, si le concept lui-même abrite le ver qui le ronge et que le concept était donc était voué à la faillite ?
Comment en est-on arrivé là ? Petite généalogie d’un concept
Avant de parler de développement durable, on parlait de développement tout court. Pour estimer l’impact de ce dernier sur la nature, on parlait de pollution ou encore d’environnement et on préconisait plutôt une croissance zéro. Le rapport du Club de Rome [18] est resté lettre morte mais son esprit malthusien est resté vivace notamment quand il s’applique aux pays dit émergents. Les groupements écologistes ont très tôt remis en question le mode de consommation et de production industriel et marchand qu’ils considéraient à juste titre comme destructeur. Cette mise en cause du productivisme les plaça en délicatesse avec le marxisme "orthodoxe" ainsi qu’avec les apôtres des Trente Glorieuses [19].
Dans le cadre du socialisme réel (1920-1989), l’industrialisation à marche forcée des pays socialistes ne s’est en général pas encombrée de contre-pouvoir et encore moins de prétention écologique. Les nécessités d’atteindre les objectifs de production dictée par les différents plans ont abouti à des fiascos écologiques. Les plus célèbres restent l’assèchement de la mer d’Aral (par l’irriguation intensive des culture de coton en Ouzbekistan dans les années 60) et, surtout, l’explosion du réacteur nucléaire « Lénine » de Tchernobyl en 1986.
Côté occidental, le "boom économique" des Trente Glorieuses a donné des ailes à l’utopie de l’abondance et à la future "société des loisirs". Cette dernière n’avait évidemment que faire des conséquences indirectes et lointaines de son mode de consommation, toute critique environnementale était vue comme étant de mauvaise augure [20]. Cette douce insouciance se heurta cependant à des catastrophes d’envergures telles que les marées noires découlant du naufrage du Torrey Canyon (1967) de l’Amoco Cadiz (1978), le nuage de dioxine de Séveso en Italie (1976), l’explosion de l’usine Union Carbide de Bophal en Inde (1984) ou encore la fusion partielle d’un réacteur nucléaire américain à Three Mile Island.
Néanmoins, soucieux de donner un contenu viable à leurs hypothèses, les mouvements écologistes tentèrent une série de concepts censés réconcilier l’homme, l’environnement et plus si affinité. Ce fut l’époque des "phalanstères bios" [21], de la contestation du nucléaire militaire puis civil et de la lutte pour d’autres formes de vie [22].
Le concept économique qui suivit l’utopie bio prit le nom d’éco-développement. Ce dernier se caractérisait, tout comme l’écologie, par une approche systémique de l’activité humaine et devait tendre vers une harmonie des relations humaines par une économie des ressources renouvelables et par la relocalisation de la production. Ce schéma se voulait d’une part héritier du marxisme tout autant que concurrent de ce dernier. Les relations sociales n’étaient plus analysées en fonction des contradictions de classe inhérentes au mode de production incriminé mais en fonction de leur compatibilité avec la pérennité de la biosphère. De là à réintroduire par la bande le profit, il n’y avait qu’un pas qui fut franchi de plus en plus franchement avec la fin du régime soviétique en 1991 [23].
Moins entaché d’anti-productivisme et d’utopie égalitaire que ses ancêtres « eco » et « bio », le « développement durable » était alors plus susceptible de montrer patte blanche dans un monde « définitivement » acquis au capitalisme triomphant. Ce dernier s’affichait alors paradoxalement comme le système le plus abouti de l’évolution économique mais aussi le plus conforme à la « nature ». Cette adaptation conceptuelle à l’air du temps de la part d’un mouvement se voulant pourtant en rupture avec les schémas classiques [24] n’est pas sans soulever certaines interrogations. Aussi, concomitamment à un développement, variable mais constant, de son influence politique, le mouvement écologiste a vu sa base militante et son discours évoluer d’un environnementalisme prophétique avec parfois de forts accents apocalyptiques et antihumanistes vers une modalité régulée et apaisée de la social démocratie expurgée de toute référence au mouvement ouvrier et à la lutte des classes. Cette évolution s’est d’abord marquée dans les pays possédant une forte implantation du mouvement ouvrier et une base industrielle solide dans lesquels la social-démocratie jouait un rôle majeur (Scandinavie, Allemagne et Belgique).
La mise au vert du libéralisme par le développement durable reflète donc d’une part une intégration forte du mouvement écologiste et des questions environnementales par ce dernier. Cependant, ce capitalisme « vert » ne se conçoit pas sans une forme de régulation permettant au corps social de corriger les principaux défauts de son système économique naturel. Le développement durable se présente dès lors de plus en plus comme les nouveaux habits de la social-démocratie version Bad-Godesberg [25]. Les partis sociaux-démocrates et libéraux entamèrent donc une « écologisation » rapide et souvent superficielle de leurs programmes économiques.
Une idéologie au départ fortement anti-étatique, frayant avec un antihumanisme [26] et une critique radicale de la notion de progrès technique ou social s’est donc, au fur et à mesure de sa popularisation, fortement assagie pour se rendre compatible avec les fondamentaux du système libéral. A savoir la primauté de l’individu sur le collectif et la foi dans le "progrès", sous forme de technoscience mise au service de la maximalisation de la production. l’humanisme de l’individu, la croyance au progrès par le développement et la croissance « durables ».
Cette évolution conceptuelle des mouvements écologistes conjuguée à l’intégration progressive de ces mouvements et de ces préoccupations dans le système mondial libéral-démocratique lui donne un aspect ambigu. D’une part, son message s’est fortement imposé comme étant la nouvelle « doxa », l’opinion juste et correcte qu’il est indispensable de prendre en compte.
D’autre part, il a mué. D’un discours de rupture radical avec le mode de production capitaliste il est devenu une « contrainte positive », Laquelle permet audit mode de production de rebondir en situation de crise grâce à l’ouverture de perspectives de nouveaux marchés et d’une croissance "infiniment durable".
Tout bon économiste sait pourtant que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel.
Gérard Craan et Vince Er