Mythe que les seuls rapports de pouvoir importants sont économiques
Une idée dominante dans la gauche est que ce contre quoi il faut principalement se battre, ce sont les mécanismes économiques qui constituent le marché et le capitalisme. La raison est que, selon ce point de vue, le marché envahit des sphères qui ne sont pas marchandes, et les travestit, les déforme, les abime, en transformant les biens qui y sont créés en de simples produits à vendre. Par exemple, l’art et la culture seraient touchés de plein fouet : aujourd’hui on ferait moins de la musique parce que c’est beau, mais parce que ça fait vendre. De ce fait, la musique produite par les multinationales du disque et promue à grand renfort de publicité, les star academy et consorts, ne sont pas considérés par les gens de gauche comme étant de la « vraie » culture. Ce n’est pas non plus le cas des « romans de gare », ou de la littérature « facile » éditée pour engranger des profits. La vraie culture est celle, marginale, qui résiste, et sait rester « authentique » et critique dans son contenu. Le corollaire de cette idée est évidemment qu’une fois que nous serons débarrassés du marché et du capitalisme, les différents aspects de notre monde pourront enfin s’exprimer « vraiment » ; un art et une culture « véritables » pourront notamment se développer [1].
Cette vision est une mystification. Certes, il est probable qu’abolir les rapports de pouvoir dans la sphère économique change beaucoup de choses. Mais ce n’est pas pour autant que toutes les dimensions de notre monde deviendront par magie des eldorados. Cette conception participe à construire une vision complètement idéalisée de sphères relativement autonomes (ou qui l’étaient) par rapport au monde économique. Comme si elles étaient, avant d’être attaquées ou conquises par le marché, des espaces paisibles, égalitaires et émancipateurs, où l’on agit de manière désintéressée, pour le bien ou le beau. En réalité, des rapports de force peuvent se composer autour de n’importe quel objet, du moment que les gens commencent à accorder de la valeur à celui-ci, et qu’il devient un enjeu. Et c’est ce qui se passe dans les mondes de l’art et de la culture. Aucun besoin que le marché vienne pointer le bout de son nez pour que des rapports de pouvoir et des inégalités se constituent de manière structurelle. Pour rendre cette idée plus claire, je vais développer un exemple de rapports de domination et d’exploitation qui se constituent en dehors et indépendamment des rapports de pouvoir économiques.
Des capitalismes spécifiques
L’exemple que je vais prendre est celui d’un monde qui m’est familier, le monde scientifique et universitaire. Ce dernier est le lieu d’une production culturelle hautement valorisée intellectuellement : livres, articles, théories, modélisations et autres formules. En sciences sociales, cette littérature a même la particularité d’être extrêmement critique : Marx est loin d’y être discrédité ; les inégalités et les rapports de domination y sont des sujets centraux [2] ; elle a même traversé l’espace scientifique pour être utilisée par des mouvements militants, si l’on pense aux pensées de Bourdieu et de Foucault, ou aux théories féministes. Je prends cet univers en exemple, car en plus de produire des contenus critiques, il est assez autonome par rapport au marché : il est financé principalement par de l’argent public géré en interne par les universités, et y posséder individuellement un capital économique ne donne pas directement de pouvoir parmi les chercheurs. Pourtant, ce monde est traversé par de puissants rapports de domination et d’exploitation. Simplement, ceux-ci ne sont pas à proprement parler économiques.
En réalité, les acteurs du monde scientifique ne sont pas moins des entrepreneurs que ceux du monde économique. En effet, le scientifique investit aussi. Il n’investit pas de l’argent, ou plus largement un capital économique ; lui investit son temps, des instruments, ses réseaux, pour produire de l’information [3]. Mais ce qui l’intéresse, ce n’est pas n’importe quelle information, c’est celle qui sera considérée comme nouvelle. Et si c’est cette nouvelle information qui est l’objet de son intérêt, c’est parce qu’elle est la seule qui est une plus-value à pouvoir être réinvestie : elle permet d’écrire des articles dans des revues, de se faire inviter dans des colloques, et donc d’allonger son CV scientifique et de développer son réseau de contacts. Petit à petit, le chercheur essaie de se faire un nom, qu’il peut ensuite mobiliser dans de nouvelles demandes de postes, de subventions, de contrats de recherche, etc. En fait, celui-ci, comme l’industriel ou l’actionnaire, entre dans un cycle d’accumulation d’un capital. La différence est que le scientifique ne capitalise pas des ressources financières, mais un capital propre à l’espace scientifique : une bibliographie, un réseau de contacts, des postes universitaires, une renommée, qu’il réinvestit sans cesse dans la production de nouvelles informations, pour encore augmenter ce capital [4].
Comme le monde économique, l’espace scientifique est traversé par des inégalités très fortes. En effet, si « la » science est perçue comme une sorte d’entité unie, elle est pourtant le fruit du travail d’une multitude de travailleurs aux statuts très différenciés. Comme dans d’autres mondes, la recherche a ses stars : ce sont par exemple les Bourdieu en sociologie, Chomsky en linguistique (également célèbre pour ses prises de position politiques) ou Watson & Crick en biologie (connus pour avoir théorisé la structure en double hélice de l’ADN). Ils occupent les meilleurs postes dans les universités (associant stabilité, visibilité et privilèges salariaux), accèdent aux financements les plus importants, raflent tous les prix scientifiques (dont le Nobel est le plus emblématique), sont sans cesse sollicités pour participer à des conférences et sont les plus cités dans la littérature scientifique, et même dans des discussions de la vie courante (Albert Einstein est sans doute aussi connu que Michael Jackson !), faits indiquant leur influence [5].
Ces stars ont une position à ce point dominante qu’elles réussissent à ériger leurs théories comme les façons les plus « vraies » de voir le monde dans leur discipline. Par exemple, un sociologue qui parle de (re)production des inégalités par l’école ne pourrait faire autrement que de citer Bourdieu, qui a construit un empire conceptuel sur cette question. Même lorsque c’est pour défendre des vues inverses aux leurs, les chercheurs outsiders doivent d’abord exposer les conceptions des maîtres. Cet état de fait n’est pas le signe d’un « triomphe de la vérité », mais témoigne de l’habileté de certains scientifiques et de leurs réseaux à rendre leurs théories incontournables, et dans le même mouvement à faire de leurs personnes des références obligées, leur permettant ainsi de capitaliser à grande échelle [6]. Pour preuve, l’importance d’être cité est matérialisée dans une institution, le Science Citation Index [7], qui comptabilise le nombre de fois qu’un article et son auteur sont cités dans la littérature scientifique la plus prestigieuse [8]. Et le scientifique est cordialement invité à indiquer son « score » de citation sur son CV, celui-ci ayant bien sûr intérêt à ce que ce score soit le plus élevé possible [9]. En outre, les chercheurs les plus influents arrivent à imposer leurs inventions théoriques en dehors de l’espace scientifique, dans l’espace public (notamment par la médiation des manuels scolaires, de la littérature de vulgarisation ou des conférences adressées aux mondes associatif et militant pour les sciences sociales). Pensons au fait qu’aujourd’hui, nous utilisons tous couramment les concepts de virus, de gène, d’inconscient, de société ou de genre [10] pour parler de la réalité. Quel pouvoir ont donc les scientifiques pour pouvoir définir comment voir le monde, et pour dire à tous ce qui, en définitive, est vraiment vrai [11] ! De la science, ce sont son élite et ses théories que l’on retiendra. À côté, une masse de chercheurs inconnus, aux statuts souvent plus précaires, à la reconnaissance dans tous les cas largement moindre, théorique et institutionnelle [12].
Le « capital scientifique » dont je parle, le chercheur ne le fait pas tout seul. Comme dans le monde économique, il le construit dans des rapports de domination et d’exploitation. Les prix Nobel en sont l’exemple le plus frappant : ils sont décernés à une équipe de deux ou trois noms chaque année [13]. Or, dans le cas de la chimie ou de la physique, les résultats primés ne sont jamais le produit de deux ou trois chercheurs seulement, mais d’équipes de centaines de personnes. Des directeurs d’unités, des chercheurs (senior ou junior), des techniciens (il faut bien régler l’accélérateur de particules). Tout en haut, il y a le patron du laboratoire, ce scientifique qui supervise le travail effectué. Et c’est lui qui s’octroiera, si les projecteurs se tournent vers ce labo, tout le mérite du travail de l’équipe, par le fait que le prix ne sera attribué qu’à lui. Il s’agit bien d’exploitation. Cette dernière est en fait relativement courante dans le monde scientifique. Les ouvrages collectifs dont le seul nom qui apparaît en couverture est celui du scientifique le plus influent en sont un exemple [14]. Ou pire : il n’est pas rare que les directeurs de centre aient comme pratique de cosigner tous les articles des chercheurs qu’ils supervisent. Il s’agit d’un bon moyen d’augmenter sa production scientifique, et donc son capital, sans fournir d’effort [15].
Tous ces rapports de pouvoir ne sont souvent pas perçus comme tels. Si Bourdieu ou Chomsky ont réussi dans le monde de la recherche et sont parvenus à imposer leurs vues théoriques, c’est à cause de leurs qualités intellectuelles et de la pertinence de leurs discours, pense-t-on. Comme un peintre qui se ferait exposer dans des galeries prestigieuses grâce au fait qu’il a du « talent » ou possède des aptitudes à créer des contenus « authentiques ». Comme un leader autoproclamé qui arriverait à orienter l’action de son organisation politique du fait de la justesse de ses vues. Comme un gourou qui obtiendrait l’asservissement de ses disciples parce qu’il les conduit vers la lumière (ne dit-on pas des continuateurs de la pensée de Bourdieu qu’ils sont « bourdieusiens », de Marx « marxistes », etc., comme s’il s’agissait d’obédiences religieuses ?). Si ces propositions ne vous semblent pas équivalentes, c’est que vous considérez que certaines inégalités sont plus légitimes que d’autres. Or, leur nature est identique. Un phénomène qui masque les rapports de domination dans les mondes culturels et intellectuels, c’est qu’ils sont légitimés par cette idéologie de la qualité « supérieure » de la personne et de ses œuvres (artistiques, intellectuelles, littéraires, etc.) : celle-ci peut occuper une place dominante, car les contenus qu’elle crée sont « beaux », « justes », « critiques » ou « vrais » [16]. Cela n’empêche qu’il s’agit, quoi qu’il en soit, de domination.
Je reviens sur un exemple plus concret, celui de la théorisation de la structure de l’ADN comme une double hélice [17]. Il clarifiera sans doute l’ensemble de mes propos. Cela se passe au début des années 50. À cette époque, les biologistes commencent à attribuer de plus en plus d’importance à l’ADN dans le phénomène de transmission héréditaire. Seulement, il n’y a pas encore de consensus sur sa structure exacte. Dès lors, plusieurs équipes de recherche sont persuadées que clore le débat sur cette question leur apportera la gloire dans le monde scientifique. On parle même du Nobel ! De ce fait, ces différentes équipes entrent dans une course acharnée. Elles sont au nombre de trois : James Watson et Francis Crick, jeunes chercheurs à Cambridge, Maurice Wilkins, cristallographe expérimenté à Londres, entouré de son assistante Rosalind Franklin, et Linus Pauling, chimiste et physicien américain déjà illustre. L’important est donc de produire une théorie considérée comme vraie le premier. À cause de cette concurrence, les rapports entre les équipes deviennent tendus. James Watson est très ambitieux. Il se procure frauduleusement des images aux rayons X de préparations d’ADN faites par Rosalind Franklin. Il espionne également les avancées de Linus Pauling par l’intermédiaire de son fils, qui est l’un de ses collègues à Cambridge. Watson et Crick apprennent que le scientifique américain croit avoir trouvé la structure de l’ADN le premier. Mais ils se rendent compte qu’il a fait une grossière erreur de chimie élémentaire, et boivent à son échec. Grâce à tous ces éléments rassemblés, Watson et Crick ne tardent pas à écrire un bref article, qui est publié trois semaines plus tard dans Nature, revue prestigieuse [18]. Des délais de publication si courts sont rares dans le monde scientifique ; sans doute la revue a fait fi des exigences scientifiques habituelles, devant le potentiel rémunérateur en termes de prestige, pour elle aussi, d’une telle publication. Nous sommes en 1953. Neuf ans plus tard, Watson et Crick reçoivent le prix Nobel pour leur conceptualisation de la structure de l’ADN. Ils deviendront, eux et leurs théories, des stars mondiales, diffusées dans des réseaux qui dépassent largement l’espace scientifique (milieux scolaires et médias par exemple). Par la même occasion, les deux chercheurs se transformeront en véritables patrons de la recherche [19]. Rappelons-nous qu’à cette époque, on ne parle absolument pas de marchandisation de l’Université.
Pour une critique généralisée des rapports de domination
Pourquoi faire deux poids deux mesures selon le type de capital que l’entrepreneur accumule ? Voilà donc le point aveugle de la pensée critique traditionnelle, celle dont j’ai fait mention au début de ce texte, qui se focalise avant tout sur les rapports de pouvoir économiques. J’ai principalement pris comme exemple le monde scientifique, mais beaucoup de sphères de notre monde sont aussi organisées structurellement autour de rapports de domination : les champs artistique, militant [20] – même de gauche radicale [21] –, familial, de l’enseignement [22], etc. Pourquoi alors limiter la critique au marché ? Car si ce dernier tombe, ce n’est pas pour autant que les rapports de pouvoir dans d’autres sphères que celle économique tomberont. En effet, ceux-ci existent à travers d’autres structures, d’autres dispositifs, d’autres configurations, d’autres règlements – pas moins « matériels », par ailleurs [23] – que ceux qui font exister le marché. En d’autres termes, que l’on socialise la production économique, et les rapports de pouvoir dans le monde scientifique bougeront peu. Car l’université est déjà publique. Car les mécanismes de domination à l’œuvre dans les universités, spécifiques, persisteront : les scientifiques continueront à lutter pour gagner leur place, les moyens de la lutte et l’enjeu de celle-ci n’étant pas du capital économique, au sens restreint.
Si l’on prend l’exemple de la théorisation de la structure de l’ADN, on comprend clairement que la science est bien loin de l’image que l’on présente d’elle : une activité de passionnés, dont l’objectif est la connaissance pour la connaissance. Cette histoire montre qu’elle est aussi, indépendamment du marché, une activité entrepreneuriale dont le but pour les scientifiques est de gagner leurs galons. Nous serions bien scandalisés si le talent de John Rockefeller (magnat historique du pétrole [24]) était vanté dans les écoles secondaires. C’est pourtant bien ce que l’on fait pour Watson et Crick, ces « génies désintéressés », ou pour Bourdieu à l’université, cet « intellectuel engagé » [25]. Mon opinion est que la pensée critique ne devrait pas être bernée par le prestige dont sont auréolées certaines activités (la science, la culture, l’art, etc.). Si elle veut être une critique radicale des inégalités, elle devrait considérer tout rapport de domination, toute hiérarchie, tout cycle d’accumulation de capital, que ce dernier soit économique ou pas, et quand bien même les contenus produits seraient révolutionnaires ou captivants, comme a priori illégitimes.