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Légiférer ou abolir : le « dilemme » des prisons.

vendredi 9 octobre 2009, par Fifi Brindacier

Quelle légalité et quelle légitimité pour quelles violences dans nos geôles ? [1] Le fait de « légaliser les prisons » revient-il à garantir les droits des détenus, et/ou à légitimer le monde pénitentiaire et institutionnaliser la violence de la prison ? Quelques idées non consensuelles ...

(les intertitres sont de la rédaction)

Les prisons belges sont-elles régulées par le droit ? Cette question, en apparence naïve, ne l’est pas. Jusqu’en 2005, le monde pénitentiaire, enclin, par sa fonction même de privation de liberté, à limiter les droits humains, n’était régi par aucune loi. Seules des circulaires ministérielles détaillaient son mode de fonctionnement, c’est-à-dire ce que détenus et agents pouvaient faire, etc. ( le principe en prison est le suivant : tout ce qui n’est pas explicitement permis est interdit).

Depuis 2005, il existe une loi « concernant l’administration des établissements pénitentiaires et le statut juridique des détenus », communément appelée Loi Dupont, du nom de son auteur. Nous poserons cinq remarques et interrogations quant à cette loi.

Un monde sans lois ?

1. Il peut paraître incroyable que l’univers des prisons n’ait, jusqu’en 2005, jamais été réglé par une loi dans notre pays. Cependant, le fait de se lancer dans un processus législatif pourrait, dans le contexte carcéral, revenir à légitimer une des violences institutionnelles et un des rapports de pouvoir dégradants les plus intenses existant au sein de notre société. La réalité pénitentiaire, c’est non seulement la privation de liberté, mais c’est aussi le surpeuplement (parfois trois personnes dans 12m² et un matelas à même le sol, seulement deux douches par semaine pour certains), le désœuvrement (beaucoup de détenus passent la plupart du temps enfermés en cellule sans rien faire à part regarder la TV et dormir), la misère sexuelle, un climat de tension permanente, la menace constante de brimades, d’insultes, etc. [2] Le fait de légiférer en matière carcérale pourrait tant permettre de limiter les abus de pouvoir que d’entériner et d’accepter cette situation et l’état des lieux désastreux des prisons. En ce sens, l’établissement d’une loi pénitentiaire ne pourrait-il pas être vu comme un révélateur d’un « consensus pragmatique » sur l’existence des prisons, leur situation de délabrement ou le rapport de sujétion et de dépendance totale qu’il instaure ?

2. La loi a-t-elle fondamentalement changé l’univers carcéral ? Hélas, les articles de loi n’entreront en vigueur qu’en fonction d’arrêtés royaux de mise en application. Résultat : il y a très peu de parties de la loi en vigueur. Force est donc de constater que la loi n’est pas appliquée et qu’elle s’est moulée à l’une des grande caractéristiques du monde pénitentiaire : l’immobilisme.

3. Sans rentrer dans les détails de la loi et de son contenu, notons (de manière non exhaustive) quelques parties qui sont entrées en vigueur :
- les principes généraux de la loi (limitation des effets préjudiciables de la détention, participation, normalisation, réparation, réinsertion) [3]. Cette partie de la loi, pour les observateurs internes de la prison, est très franchement de l’ordre du néant quant à sa réelle mise en œuvre.
- la rémunération des personnes exerçant les fonctions de cultes, autrefois bénévoles (ce qui nous semble une bonne chose même si leur nombre demeure restreint),
- les mesures d’ordre et de contention particulières en détention.
Ce dernier point est spécifiquement intéressant : il s’agit de légiférer sur les régimes de détention spéciaux, pour les personnes incarcérées considérées comme « dangereuses » (dont lesdits « terroristes »). Cette question particulière pose à nouveau, en écho et de manière concentrée, les mêmes questions générales que pour l’ensemble de la loi. D’une part, on peut considérer positivement le fait de disposer d’un cadre légal censé limiter l’arbitraire et garantir le droit des détenus sur un sujet sensible (au niveau des conditions de détention) comme les régimes de haute sécurité. Mais d’autre part, le fait de légaliser ces régimes ne participe-t-il pas à les légitimer ? Dans les faits, depuis l’entrée en vigueur de cette partie de la loi, deux « quartiers haute sécurité » ont ouvert leurs portes à Lantin et Bruges. Si la durée de détention en régime de ce type est censée être limitée, il arrive qu’elle soit renouvelée sans arrêt (ex : Nizar Trabelsi – il faudra tout de même qu’on m’explique comment un être humain à l’isolement peut faire du prosélytisme...). Et ces régimes demeurent arbitraires, décidées par le chef d’établissement. Ainsi, un détenu qui change de prison peut très bien changer de régime de détention, ce qui pourrait porter à croire que, malgré la loi Dupont, une personne serait peut-être plus ou moins dangereuse selon l’endroit où elle se trouve et l’appréciation du directeur auquel elle a affaire...

Un discours vieux de trois siècles

4. Il est par ailleurs frappant et questionnant de constater que le discours officiel sur les prisons, sur leur évolution et sur leur amélioration demeure identique et récurrent depuis .... le 18ème siècle et la révolution française. Ainsi, rappelons-nous de la belle histoire de nos livres d’école sur la prise de la Bastille par le peuple ? A l’époque, ceux qu’on appelle les tenants d’un discours « humano-utilitaristes » prônent une peine efficace, plus humaine et moins arbitraire. Aujourd’hui, quel est le slogan du Ministère ? « Justice. Humaine et équitable ». A quelle fin ? Le coeur de la « vision » de la prison est, selon un discours maintes fois répété par l’Administration Pénitentiaire, uniquement centré sur des objectifs de management (dont on sait que le maître mot est l’efficacité). [4]

5. On aura compris que nombre de décideurs plaident pour l’efficience des établissements pénitentiaires. La prison serait un mal nécessaire et il n’est pas bon ton de remettre en question son existence. Mais quel est le but de prison ? Aujourd’hui, après avoir porté un idéal de punition (18ème siècle) puis de traitement de l’être humain par l’enfermement cellulaire (19ème siècle), l’institution pénitentiaire a subi une critique sévère (deuxième moitié du 20ème) qui a largement érodé toute vision idéale de la prison [5]. A l’heure actuelle, comme d’ailleurs inscrit dans la loi, on assiste à un réel cumul des fonctions attribuées à la peine de prison : contention, protection de la société, réinsertion, normalisation, réparation, réhabilitation, réadaptation etc. Bref, une polysémie de la peine.

En conclusion, parallèlement à la juxtaposition des fonctions attribuées au monde carcéral, l’instauration d’une loi pénitentiaire peut, quelque part, apparaître comme une façon de légitimer, en soi et pour soi, la prison, tout en faisant l’économie d’une réflexion de fond sur le sens et la place de la taule dans la société. Et ce, paradoxalement, à l’heure où l’on réclame plus de sécurité et moins d’impunité alors que la population carcérale a augmenté de 74% depuis 1980 – sans augmentation parallèle de la délinquance [6]. Cherchez d’où vient la violence ... même si l’on a beau jeu de toujours critiquer l’Etat. La question qui se pose relève sans doute davantage de l’existence-même de cette prison, qui a largement perdu son sens, et du rôle de la sanction et de la punition dans notre société. Une société en collectivité comporte des risques qu’elle devrait peut-être avoir le courage d’assumer.

Fifi Brindacier

Quelques informations :
    • Mise en Détention préventive : processus par lequel une personne est mise en prison avant jugement et avant condamnation. Rappelons que ces personnes sont présumées innocentes bien que le traitement en maison d’arrêt relève de traitements inhumains et dégradants selon le Comité de Prévention de la Torture et des traitements inhumains et dégradants du Conseil de l’Europe. [7]
      La détention préventive a été multipliée par 2,5 de 1980 à 2005.
      1/3 des personnes mises en détention préventive sont sans-papiers.
    • internement : processus de privation de liberté pour quelqu’un qui a commis une infraction et qui est considéré comme irresponsable de ses actes. Il est mis en annexe psychiatrique en prison en attente de place en établissement psychiatrique fermé.
      Le nombre d’internés a augmenté de 70% en 10 ans en prison.
      Le nombre de détenus a augmenté de 74% depuis 1980.
      Les libérations conditionnelles sont passées de l’ordre de 1000 à 400 en moins d’une dizaine d’années.
      En 25 ans, le nombre de peines de 5 ans et plus a été multiplié par 10. [8]

Notes

[1cf. CARTUYVELS, Y., « Réformer ou supprimer : le dilemme des prisons », in DE SCHUTTER, O. et KAMISKI, D, L’institution du droit pénitentiaire, Ligue générale de droit et de jurisprudence et Buylant, Paris, 2002, pp. 113-133.

[2constats émis par de nombreux travailleurs sociaux en prison menant la plupart de leurs entretiens, à la demande du détenu, au sein même de leur cellule

[3MARY, P., La nouvelle loi pénitentiaire, retour sur un processus de réforme (1996-2006), Courrier hebdomadaire du CRISP, 2006, n°1916.

[5KAMINSKI, D., « Les droits des détenus au Canada et en Angleterre : entre révolution normative et légitimation de la prison », in DE SCHUTTER, O., KAMINSKI, D., L’institution du droit pénitentiaire, Ligue générale de droit et de jurisprudence & Bruylant, Paris, 2002, pp. 91-113.

[6Direction Générale des Etablissements Pénitentiaires, Rapport annuel d’activité, Bruxelles, 2000 et 2007 ; VANNESTE, C., Les chiffres des prisons. Les logiques économiques à leur traduction pénale, Paris, L’Harmattan, 2001 ; VANNESTE, C., « Pénalité, criminalité, insécurité et … économie », in MARY, P., PAPATHEODOROU, T., Délinquance et insécurité en Europe : vers une pénalisation du social ?, Bruxelles, Bruylant, 2001, pp. 47-95.

[7Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, Rapport au Gouvernement de la Belgique relatif à la visite effectuée en Belgique, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006. http://www.cpt.coe.int/fr/etats/bel.htm

[8Voir les travaux de l’Institut National de Criminalistique et Criminologie en la matière ; VANNESTE, C., les chiffres des prisons bruxelloises, le détenu : un citoyen comme un autre !, colloque organisé au Parlement Bruxellois, 13/03/08.

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