Dans un récent article, Cédric évoquait la prise de responsabilité politique du corps de police lors "d’évacuations" de sans-papiers. L’absence des autorités politiques (bourgmestre ou collège de police s’agissant de la police locale [1]) durant ces évacuations manu polici a fortement restreint le contrôle des ces opérations. Les "débordements" [2] ont, selon notre journaliste indépendant et militant, été nombreux : injures, racisme, matraquages et même défenestrations. Nul doute qu’une enquête sera exigée pour "faire toute la lumière" sur ces allégations.
C’est que de l’ordre politique du maïeur au coup de matraque du pandore, la chaîne hiérarchique est complexe. Mais maîtrisée. De sorte que chacun, du flic moustachu de base au bourgmestre en passant par le chef de corps, y trouve son compte.
Le "chèque en gris" où de l’usage mesuré du gourdin
Différentes lignes de conduite guident l’action policière. La plus évidente est la loi, dont la loi sur la fonction de police [3] et plus encore les textes [4] relatifs aux droits fondamentaux, contraignants, que chacun doit respecter : liberté d’association, de réunion, d’opinion, de manifestation, etc .
De l’autre côté, le travail quotidien du policier l’amène à suspendre les droits fondamentaux des personnes qu’il contrôle, arrête, interroge ou encore, évacue, matraque, brutalise, arrose. On pourrait penser que tout cela repose sur une législation sans failles, adéquatement codifiée. Et que dès lors qu’on entre intact dans un commissariat et qu’on en ressort amoché, ce sera avant tout parce qu’on se sera cogné en cellule, qu’on s’est rebellé [5], et enfin, peut-être parce que le policier s’est emporté. La "bavure" quoi. Jamais ! Ô grand jamais ! un ordre ne vient d’en haut intimant de brutaliser une personne ou un groupe de personnes.
Tout simplement parce qu’il n’est pas besoin de donner de consignes très détaillées. Il suffit de donner à l’action policière une marge de manœuvre et d’interprétation. Les mandats qui sont donnés à la police prennent la forme d’un chèque en gris. La signature et les montants consentis sont sont, d’une part, assez imprécis pour fournir au ministre qui l’émet le motif ultérieur d’une dénégation possible de ce qui a été effectivement autorisé ; ils sont toutefois suffisamment lisibles pour assurer le policier qui reçoit le chèque d’une marge de manœuvre dont il pourra, lui aussi, plausiblement affirmer qu’elle lui a été explicitement concédée. Et de conclure que les deux parties se protègent en établissant la base d’un litige sans fin [6].
La pratique ? Un chèque en gris qui ne laisse pas de bois
Appliqué aux évacuations des sans-papiers des 30 et 31 juillet [7], le chèque en gris peut nous aider à comprendre. Imaginons.
Après quelques éventuelles vaines [8] tractations avec les sans-papiers quant à leur évacuation volontaire avant la fin juillet [9], ordre aura été donné de procéder à l’évacuation par la contrainte.
Nous avons cherché à en savoir plus sur la transmission effective de cet ordre d’évacuation. Contactée, la commune affirme que le Bourgmestre agit au cas par cas. Mais qu’il y a toujours un ordre du bourgmestre ou du collège de police, transmis par écrit au chef de corps. Il mentionne entre autres que les sans-papiers évacués ne doivent pas être arrêtés s’il n’y a ni rébellion, ni violence. Pour leur éviter un signalement à l’Office des Etrangers et une possible expulsion nous explique l’attaché de presse, Nicolas Dassonville. Il y a donc une attitude politique des autorités communales qui est officiellement très claire. Là où nous entrons dans la zone floue, c’est que la Ville affirme avoir pris contact avec les associations de défense des sans-papiers 24 heures au préalable afin d’aviser les sans-papiers de leur évacuation prochaine. Au départ très vague, l’attaché de presse du Cabinet du Bourgmestre a finalement lâché quelques noms d’associations. Si ce ne sont les réunions de concertation liées à l’organisation de manifestations, aucune d’entre elles n’affirme avoir été en contact avec les services maïoraux concernant la gestion d’une évacuation future. Le Comité d’action et de soutien des sans-papiers nous a répondu ne plus avoir de contact avec la commune depuis plusieurs mois et que jamais il n’a été question de prévenir les sans-papiers d’une évacuation. Le CIRé, cité par la commune, a même dit ne pas soutenir les occupations.
Par ailleurs, Nicolas Dassonville affirme ne pas du tout avoir eu d’échos [10] concernant des actes de violence de la police. Si c’est le cas, les sans-papiers peuvent toujours déposer plainte. Et de compléter que vu les contacts très réguliers avec les associations (ndla : dont nous venons en fait de démontrer la vacuité), nous aurions été au courant. En fait, ce que souhaite nous montrer la commune, c’est qu’elle prend ses responsabilités politiques et prétend humaniser les évacuations tandis que la police est censée appliquer les ordres. Et que dans la négative, les "dérives", "bavures" et autres "débordements" sont du chef de la police elle-même.
Mais selon un conseiller communal, le bourgmestre de Bruxelles-Ville ne contrôle pas toujours les actes de sa police. Et que lorsqu’il agit, c’est plutôt pour tempérer celle-ci. Par ailleurs le contrôle sur la police locale de la zone est une zone nébuleuse où conseil de police et conseil communal se renvoient le ballon.
Nous sommes en plein dans l’application pratique du chèque en gris : faute d’ordres, personne n’est responsable.
Avec un ordre de mission incomplet, la police agit et "prend des responsabilités" qui ne lui ont été ni interdites ni demandées. Coutumière des évacuations de sans-papiers [11], elle se doute que sitôt évacués, ils trouveront place ailleurs.
Mais en ce 30 juillet, un accord gouvernemental sur une régularisation partielle [12] d’environ 25.000 personnes a été trouvé depuis quelques jours [13]. Qui plus est, cette régularisation, si elle laisse des dizaines de milliers de sans-papiers dans l’ombre de la clandestinité, est applaudie par une grande part du mouvement associatif [14] plaidant pour une régularisation. Pour la police, le mouvement n’a donc plus de raisons d’être, ses constituantes humaines non plus. Et elle a les mains libres pour les chasser et les décourager de s’installer ailleurs. Couplée au racisme, aux heures supplémentaires des flics en poste, à la déshumanisation du sans-papier, cette marge de manœuvre pourrait sans peine expliquer la brutalité policière [15].
De cela, nous devons sans doute retenir que la police est aux ordres, surtout quand elle n’en a pas.
Gérard Craan