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Tunisie : la révolution face à ses démons.

jeudi 9 juin 2011, par Aly Sassi, Selma Ben Khalifa

La révolution tunisienne a été célébrée dans les médias occidentaux comme la Révolution des réseaux sociaux. Elle serait venue couronner les efforts de milliers d’internautes revendiquant la « démocratie ». Les gouvernements occidentaux, détenteurs du brevet et spécialistes reconnus en la matière, les ont compris, ont applaudi des deux mains, crié « vive la révolution de jasmin », oublié leur complicité passée avec Ben Ali et son régime et refoulé, sans vergogne ni ménagement, les immigrants tunisiens qui arrivaient sur leurs contrées.

Depuis le 14 janvier, date du départ précipité de Zine en Abedine Ben Ali, il est certain que de grands progrès sur le terrain des libertés d’expression, d’organisation, de réunion et de manifestation ont été enregistrés en Tunisie. Mais ce qui est encore plus certain est que la révolution demeure inachevée et que de grands périls la menacent, d’autant plus qu’aucune des revendications politiques, économiques et sociales n’a été rencontrée.

Pour comprendre l’actualité de la scène politique tunisienne aujourd’hui, quelques éclaircissements s’imposent.

Le « lâchage » de Ben Ali
(comment le dictateur est parti et comment la dictature est restée sur place).

Un dictateur n’est que la figure de proue d’un système dictatorial, sa partie visible et émergente. Par définition, une dictature dissémine son pouvoir tentaculaire à travers un réseau diffus de "sous-dictateurs", connus ou pas. Certes, Ben Ali et une partie de sa clique mafieuse ont pris la fuite le 14 janvier dernier, mais les agents du système dictatorial et corrompu sont restés sur place. L’ancien régime est toujours bien représenté au sommet de l’Etat, en la personne de Fouad Mbazâa, président de la république par intérim, et anciennement Président de l’Assemblée du parlement sous Ben Ali. Ce continuum du régime oppresseur, sous prétexte de « sauvegarder la révolution et réaliser ses objectifs », s’évertue par tous les moyens à la faire avorter et à la réduire à un simple toilettage du système.

Le départ-fuite de Ben Ali était, en partie, le résultat de la pression populaire et de la situation qui devenait de plus en plus critique pour le régime. Washington préparait déjà l’après-Ben Ali. Trop contesté, Ben Ali, l’homme des Américains, devait être lâché, mais il n’était pas question de lâcher la Tunisie pour autant. Les Américains ont ainsi devancé tout le monde en proposant, ou plutôt en imposant, à Ben Ali un plan de secours [1] : visite d’Etat suivie d’une période de maladie (puisque sa maladie n’était un secret pour personne) qui se transformerait en une vacance provisoire du pouvoir et une passation des prérogatives au Premier ministre Mohammed Gannouchi. Cette stratégie était censée faire jouer le facteur temps pour calmer la rue (peut-être par l’annonce de l’arrestation de quelques gros bonnets de la mafia locale) et permettre à Ben Ali de revenir quand les choses se seraient tassées.

Pourtant, les évènements qui ont suivi le départ de Ben Ali, où les Tunisiens ont vu se succéder trois présidents en moins de 24h, ce qui n’est pas vraiment le style de la maison, sont probablement un plan préparé à l’avance. Ce plan B, supporté par les Américains, porte la signature de Kamel Morjane, ministre des Affaires étrangères et un des piliers du régime, et du Général de l’Armée de terre Rachid Ammar [2]. Deux grands personnages de l’Etat ayant la particularité d’être bien introduits à Washington.

A partir de là, le départ-fuite-destitution de Ben Ali n’est plus aussi surprenant qu’il ne paraissait la veille. L’opération d’évacuation organisée a facilité la négociation avec tous les autres cadors restés à Tunis : leurs têtes contre le « lâchage » de Ben Ali ! Au final, cette opération, fruit d’un deal négocié, allait permettre au régime de se réorganiser [3].

L’objectif du « lâchage » était triplement stratégique :

  1. Il s’agissait de tuer la révolte dans l’œuf et de prévenir toute « révolution » qui emporterait avec elle le système en place.
  2. Les anciens du régime avaient tout intérêt à se démarquer de Ben Ali pour pouvoir se maintenir en place.
  3. Les Etats-Unis et l’Europe avaient tout à gagner en soutenant une relève qui resterait bien disposée envers leurs intérêts (géopolitiques et économiques). L’élite politique post-Ben Ali avait, dès le départ, l’aval et le soutien des puissances étrangères et visait à maintenir une continuité institutionnelle et à préserver l’appareil de la dictature…sans le dictateur ! [4]

La révolution et la contre-révolution.

Fort de cette alliance stratégique (avec les Américains et les Européens), M. Gannouchi, fidèle serviteur de Ben Ali et ministre sous ses ordres pendant le règne de 23 ans, dont 11 ans en tant que son Premier, a pris les rênes du premier gouvernement d’intérim dès le 18 janvier. Pour cette mission, il s’est directement entouré des membres de l’opposition « légale » (déjà inféodée au système), de quelques « personnalités indépendantes » (entristes et intéressées) et de…15 des ex-ministres de Ben Ali principalement aux postes clés (intérieur, défense, affaires étrangères, justice). Le même type de gouvernement annoncé par Ben Ali le jour de sa fuite !

En mauvaise posture, et conscients du danger que représente pour eux la chute du système Ben Ali, dont ils font partie organiquement, les caciques du régime sont passés à l’offensive thermidorienne. Ainsi, les barons du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) [5], grâce à un « trésor de guerre » amassé par le parti unique, ont lancé un mouvement contre-insurrectionnel, en finançant en sous-main une petite armée composée de milliers de miliciens surentraînés et suréquipés [6]. L’objectif était de contrôler totalement la population en la soumettant par la peur, en lui désignant massivement des ennemis intérieurs à isoler et purger. Les organes de médias n’ont pas arrêté la désinformation et la propagande. La police a usé, comme à l’accoutumée, de la manipulation et des provocations, de la surveillance et du flicage [7]. Elle a également eu recours aux agressions, violences, tortures, assassinats et disparitions.

Centre Culturel Tunisien, Bruxelles, juin 2011

Il s’agissait de favoriser un climat de tension, de violences et de chaos ; de telle manière à pouvoir justifier la répression et de poser la légitimité du « nouveau » pouvoir en place comme le restaurateur de l’ordre public et son unique garant.

La stratégie est claire :

  1. faire peur à la population, par des opérations de terreur, pour rétablir l’ordre et mettre fin à toute contestation ;
  2. canaliser la colère populaire dans un cadre institutionnel en promettant une transition démocratique par l’organisation de nouvelles élections.

En résumé, l’action du régime visait un simple toilettage de la façade démocratique, en éliminant les aspects et les personnages les plus contestés de la dictature.

C’était sans compter avec les forces motrices du soulèvement. La réaction des restes du régime et sa « terreur institutionnelle » ont trouvé en face un large front populaire, principalement composé des populations jeunes provenant essentiellement des régions de l’intérieur, des mouvements politiques de gauche et nationaliste (tel que le front du 14 janvier) [8], les militants syndicalistes de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) (en dehors de leur direction exécutive alliée au pouvoir), le mouvement étudiant, etc. Toute cette dynamique a renforcé l’exigence populaire de démantèlement de l’appareil de la dictature. Cette exigence s’est illustrée à travers deux grands sit-in de la Kasbah (la place du Gouvernement à Tunis) [9], où les manifestants ont dénoncé clairement le piège contre-révolutionnaire et ont refusé de reconnaître la légitimité du pouvoir en place, n’étant que la continuité naturelle du pouvoir de Ben Ali.

Un premier, puis un second gouvernement d’intérim (Gannouchi I et II) tombèrent entre le 18 janvier et le 3 mars. L’exigence populaire d’une Assemblée Constituante a été rencontrée. Par contre, la demande principale de se débarrasser définitivement des restes de la dictature et de toutes les personnes ayant contribué à renforcer le pouvoir de Ben Ali, a été détournée une fois de plus ! Pourtant, cette revendication commençait à avoir un écho au niveau de l’opinion publique qui, peu à peu, devenait consciente du marché de dupes proposé par les caciques de l’ancien régime encore au pouvoir. Même au niveau politique, cette revendication commençait à se concrétiser par la mise en place du Conseil National pour la Protection de la Révolution [10], organe issu des forces populaires, démocratiques et révolutionnaires et qui se voulait contre-pouvoir.

Le détournement de la révolution : le coup d’Etat « invisible »

Profitant du chaos institutionnel ambiant, le président par intérim Fouad Mbazâa s’est octroyé, le 7 février 2011, les pleins pouvoirs, et cela grâce à la complicité du parlement « RCD-iste » de Ben Ali qui l’a autorisé à gouverner par décret-loi. Cette opération a été réalisée en détournant l’article 28 de la Constitution tunisienne qui ne justifiait pas juridiquement un tel recours. Ensuite, et sans consultations préalables avec les forces politiques et révolutionnaires, qui ont obtenu par la pression du sit-in de la Kasbah 2 la chute du 2ème gouvernement provisoire et la démission de M. Gannouchi de son poste de premier ministre, le président par intérim, toujours en poste, a décidé de bombarder à ce poste Béji Caïd Essebsi, un ancien ministre de Bourguiba et ancien président du parlement sous Ben Ali. Le choix de Caïd Essebsi n’est pas anodin.

Outre le fait que Mbazâa et Caïd Essebsi formaient déjà du temps de Bourguiba un tandem qui a tenu les manettes du ministère de l’intérieur, il y avait fort à parier que ce retour en force de l’ancienne garde bourguibiste allait servir la caste politicienne ayant survécu à Ben Ali. Sous prétexte de restituer le prestige de l’Etat, entendez l’ordre policier établi, Mbazâa et Caïed Essebsi se sont evertués à réaliser le coup d’état parfait. L’opération consistait à se servir de la Constitution, déjà caduque et illégitime, pour accéder au pouvoir et puis la suspendre juste après en prétextant justement qu’elle est caduque et illégitime ! Résultat : un coup d’Etat invisible !

Dès lors, le (vieux) couple Mbazâa-Caïd Essebsi s’est s’affranchi de façon inconstitutionnelle de tout contrôle démocratique, de toute forme de contre-pouvoir et de tout garde-fou. D’ailleurs, les actions et les manoeuvres gouvernementales qui ont suivi ont confirmé cette volonté de faire échouer le processus révolutionnaire. La première action de Caïd Essebsi fut de déclarer sa non reconnaissance du « conseil national pour la sauvegarde de la révolution », regroupant pourtant toutes les tendances démocratiques et révolutionnaires. Au lieu de cela, le nouveau premier ministre s’est arrogé le droit de désigner par cooptation une instance consultative qu’il a nommé « instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, pour la réforme politique et pour la transition démocratique ». Tout un programme.

Cette instance était chargée de préparer le processus électoral pour l’assemblée constituante. Pourtant lorsqu’elle a présenté au premier ministre les conclusions des travaux, ce dernier s’est permis d’aller à l’encontre des recommandations de ceux là-mêmes qu’il a lui-même nommé ! Caïed Essebsi a tout simplement pris ce risque pour permettre aux ex-Rcdistes de se présenter aux élections de la constituante. L’opération "la révolution lave plus blanc" a commencé !

Sur le plan sécuritaire, les répressions violentes des manifestations pacifiques ont repris de plus belle [11] et ont démontré le vrai-nouveau-vieux visage du système en place encore à Tunis. Le ministère de l’intérieur, bastille de la torture et de la répression depuis 50 ans (y compris du temps où Béji Caïd Essebsi était ministre de l’intérieur) est renforcé plus que jamais et sa police politique criminelle est toujours en place. Le 28 mars, et un mois après sa nomination, Ferhat Rajhi, alias « Mr propre » et nouveau ministre de l’intérieur est limogé. Certes, un peu novice mais volontariste, le ministre de l’intérieur a été remplacé par Habib Essid, un ancien de la maison et ancien ministre de Ben Ali connu pour ses services rendus pendant les années de plomb. Ce choix peut être – à juste titre - utilisé comme un indicateur de la volonté du gouvernement provisoire de Caïed Essebsi d’utiliser les mêmes techniques de la force répressive pour incriminer toute protestation politique et sociale et criminaliser les forces révolutionnaires. D’ailleurs, les nouvelles manifestations qui ont eu lieu dernièrement (5,6,7,8 mai), ont été violemment réprimées par la police (un jeune militant a été tué par balle). Le gouvernement provisoire de Caïed Essebsi vient de nouveau de décréter un couvre-feu.

En suivant son action, il n’est pas imprudent d’avancer que le gouvernement provisoire actuel en Tunisie a un plan bien défini qu’il compte appliquer progressivement : étouffer et contenir les revendications principales de la révolution, tout en revenant sur certaines décisions, prises sous la pression populaire, comme la dissolution du RCD, la dissolution de la police politique, la poursuite des anciens responsables du régime de Ben Ali, etc.

Que retenir !

Publicité vantant la Tunisie parue dans le Standaard du 19/05/2011. Slogan : Ils disent qu’on entend siffler les balles en Tunisie Ne gobez pas ce que l’on vous dit : en Tunisie souffle plus que jamais un vent de liberté. Ainsi vous pouvez choisir aujourd’hui entre de magnifiques terrains de golfs à proximité des plus belles plages pour pouvoir prendre un bain de soleil entre deux trous. Mais vous pouvez aussi plonger dans la séculaire culture méditerranéenne ou faire connaissance avec une population chaleureuse et hospitalière. En fait, la Tunisie n’a que de belles surprises à vous offrir."

Alors révolution ou coup d’Etat ?

Il est indéniable d’affirmer que par sa lutte et ses sacrifices, le peuple tunisien a réussi à déloger le dictateur. Ben Ali le dictateur est parti chassé par tout un peuple, qui s’est uni sous la bannière de la liberté, de la dignité et de la justice sociale. En même temps, ce qui s’est passé le 14 janvier en Tunisie, outre la cavale médiatisée de Ben Ali, peut être assimilé à un coup d’Etat fomenté par les restes de la dictature locale avec l’appui et le soutien des représentants de l’impérialisme occidental et qui a pour objectif de maintenir le système.

La révolution tunisienne n’était pas une révolution spontanée, dans le sens d’un mouvement de protestation sans perspectives, ni objectifs. Contrairement à ce que propage une certaine propagande gouvernementale, cette révolution est une révolution consciente de ses intérêts et de ses objectifs. Les forces révolutionnaires sont déterminées à les défendre malgré la répression et toutes les sortes d’intimidations. Aujourd’hui la révolution paie le prix de ses insuffisances, surtout au niveau de l’organisation et de la direction politique.

Forcément, la question fondamentale que toute révolution se doit de régler est celle de la prise de pouvoir. Aujourd’hui, force est de constater que ce sont toujours les anciens du régime de Ben Ali qui le détiennent. Le dictateur est tombé, mais les fondements de la dictature ne sont pas entièrement ébranlés.

Aujourd’hui, la révolution tunisienne est à la croisée des chemins. Elle est confrontée à un choix crucial : poursuivre la mobilisation populaire en développant les instruments de lutte et en mieux structurant l’organisation dans l’objectif d’accomplir pleinement les objectifs révolutionnaires ; ou se contenter des maigres avancées et des promesses de démocratisation en se soumettant au plan de ceux qui veulent conserver le pouvoir à tout prix.
Tout peut encore basculer dans un sens ou dans l’autre. Il est encore trop tôt pour le (pré)dire.

Selma Ben Khalifa, Aly Sassi

Notes

[1« La maladie de Ben Ali obsède la Tunisie », Libération. 13/06/2003.

[2« Comment l’armée a précipité la chute de Ben Ali en Tunisie ». Le Point. 18/01/2011

[5Parti fondé par Ben Ali le27 janvier 1988 (sur les restes du parti de Bourguiba le Parti Socialiste Destourien). Durant son existence, il fut le parti hégémonique en Tunisie.

[7ibid.

[8Depuis le 14 janvier 2011, plusieurs partis politiques, associations et citoyens ont pris l’initiative de former des alliances pour contrer les tentatives de récupération du pouvoir encore en place. Ainsi, le 20 janvier fut crée le “Front du 14 janvier” par une dizaine de partis politiques de gauche parmi lesquels le Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie (P.C.O.T.)

[9Le premier sit-in de la Kasbah s’est tenu pendant presqu’une semaine à fin du mois de janvier 2011. Sa revendication principale était la démission du 1er gouvernement post Ben Ali de M.Gannouchi. Le second sit-in de la Kasbah s’est tenu du 24 février au 03 mars et avait comme revendication principale la tenue d’élections pour un assemblée constituante.

[10Le 11 février 2011, 28 signataires provenant des principaux partis politiques et associations tunisiennes ont donné naissance au Conseil National pour la protection de la Révolution (C.N.P.R.). Le “Front du 14 janvier” est signataire du C.N.P.R. Ce conseil National devait être un organe doté d’un pouvoir décisionnel et se donnait pour objectifs de : veiller à l’élaboration des législations relatives à la période transitoire et à leur adoption ; veiller au contrôle des travaux du Gouvernement provisoire qui assume la gestion des affaires ; contrôler et soumettre la nomination des responsables dans les hautes fonctions de l’Etat à son approbation ; revoir la composition et les prérogatives des 3 Commissions constituées respectivement sur la Réforme, sur la Corruption et sur les Abus ; veiller à prendre les dispositions qu’impose la situation transitoire dans les différents domaines et tout particulièrement, la Magistrature et l’Information.

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