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Sur les lois liberticides

La construction de l’image : élément de la répression

Interview de Jean-Claude Paye

lundi 21 septembre 2009, par Fiona Wallers (Date de rédaction antérieure : 6 septembre 2009).

Jean-Claude Paye est sociologue. Depuis le début des années 2000, il se consacre à l’étude des lois antiterroristes en Belgique, et aux évolutions des lois liberticides aux Etats-Unis, comme Vers un Etat policier en Belgique, (Editions EPO, 2000) et Global War on Liberty (Telos Press, 2007).
Plus récemment, il s’est concentré sur la construction de l’image du terroriste et aux modifications du rapport entre le citoyen et l’Etat : Les inculpés de Tarnac, un renversement et L’affaire Tarnac, ou le règne de l’image

(Le titre est de la rédaction)


Le 11 septembre 2001 représente-t-il une césure dans l’élaboration des lois antiterroristes ?



Les lois antiterroristes s’inscrivent dans une modification de l’ordre pénal qui débute avant le 11 septembre 2001 et avant la généralisation des mesures antiterroristes. On constate qu’il y a une modification du rapport police/justice et du rapport entre la justice et les citoyens bien avant le 11 septembre.
Il suffit de voir en Belgique la loi sur la police unique ou la loi sur l’enquête proactive, qui est déjà un ancêtre de la loi antiterroriste.


Quels sont les réels objectifs poursuivis par cette accélération dans l’adoption de lois répressives ?



C’est une modification d’une forme d’organisation du pouvoir. C’est dire qu’on construit une nouvelle forme politique de dictature, où il n’ y a plus aucun cran d’arrêt à la toute puissance du pouvoir. Avant, la loi était quelque chose qui mettait un frein, une barre à la toute puissance du pouvoir. C’était toujours une question de rapports de force, mais un rapport de force qui était permanent. Ici, ce qui change dans la structure de la loi, c’est que la loi contient elle-même sa propre dérogation. On arrive dans une forme d’écriture du droit qui est une forme tout à fait subjective qui se substitue à l’ancienne forme qui était une forme objective.

La loi antiterroriste est vraiment le prototype même de cette subjectivation du droit parce qu’au minimum, elle crée des délits d’intention. Elle crée aussi des délits d’appartenance, c’est-à-dire que l’on est poursuivi non pas parce qu’on a commis un délit particulier ou quelque chose d’objectif, mais parce qu’on appartient soi-disant à une organisation qui, elle-même, est désignée comme terroriste. Et cette mesure d’appartenance est très large : ça peut être des contacts occasionnels ou fragmentaires. C’est donc le juge qui décide s’il y a appartenance ou pas et sa marge d’interprétation est maximale.

Mais il y a des pays qui vont beaucoup plus loin, tels que les Etats-Unis, la Grande Bretagne. On criminalise au-delà de l’intention qui est attribuée. On crée ce qu’on appelle un délit d’atmosphère.



Cet élément a-t-il été adopté par l’Union européenne ?



Sur le continent, on essaie de faire passer ce genre de choses par le biais de la jurisprudence, c’est-à-dire par les procès.
On peut prendre l’exemple du procès DHKP-C.
Dans les jugements qui condamnent, comme le premier jugement d’appel, les considérations sont intéressantes parce qu’elles disent explicitement que tout ce qui donne connaissance sur les positions d’une organisation désignée comme terroriste peut, à son tour, être considéré comme un acte terroriste.
C’est-à-dire que toute parole qui s’écarte de la politique étrangère du gouvernement belge, vis-à-vis de mouvements de libération nationale par exemple, pourrait être considérée comme un acte terroriste.

Donc on fait au niveau d’un procès, d’une jurisprudence, des choses qui sont très proches de ce qui se fait en Angleterre, dans la loi. En Angleterre par exemple, des gens ont été poursuivis pour incitation directe au terrorisme pour avoir énoncé publiquement le nom des soldats anglais morts en Irak… Là on crée aussi une atmosphère favorable au terrorisme, on incite les gens à combattre donc c’est de l’incitation indirecte.



Est-ce que cette loi vise des mouvements particuliers ?



La loi antiterroriste moderne est différente des lois antiterroristes qui existaient auparavant. Avant, par exemple en France ou en Angleterre, il existait des lois antiterroristes qui visaient à s’attaquer à des mouvements déterminés. Ici, les nouvelles lois antiterroristes ne visent pas des mouvements déterminés, ne visent pas un ennemi intérieur, mais l’ensemble de la population.
Le plus bel exemple est une loi américaine, le Military Commissions Act, qui est adoptée en 2006. Cette loi, qui est en fait un acte constitutionnel mondial, permet à l’exécutif américain de désigner comme ennemi ses propres citoyens ou tout citoyen d’un pays avec lequel les Etats-Unis ne sont pas en guerre. On devient ennemi parce qu’on est nommé comme tel. D’ailleurs il n’est pas nécessaire de dire pourquoi, ni d’avoir de preuve. Ça c’est la notion d’ennemi combattant illégal [1]. Là, on voit à quoi sert la loi antiterroriste : redéfinir le rapport qui existe entre les gens et l’Etat.



Le pouvoir de l’Etat se transforme en pouvoir de dictature, par le contrôle total…



Il n’y a rien qui s’oppose à lui, c’est une dictature.
Les attentats du 11 septembre s’inscrivent dans une psychose. Les Américains ne cherchent pas à être crus. L’objectif n’est pas de créer une fausse conscience, mais de créer le délire. Le fait lui-même devient objet de délire.
Les attentats du 11 septembre servent à renforcer cette structure psychotique et à engendrer le délire. Si le pouvoir dit « vous êtes terroristes », il n’a même pas à expliquer pourquoi ou à énoncer quelque fait.
On voit que l’appareil judiciaire aménage son propre droit pour que le Military Commissions Act aie force de loi dans les pays européens. Par exemple, le procès français et le procès belge sur les filières kamikaze et irakienne ont créé une jurisprudence.



Ces lois ont comme but une extraterritorialité totale et un contrôle non pas seulement du territoire national …



L’extraterritorialité n’est pas quelque chose de nouveau. Toutes les lois antiterroristes américaines depuis la fin des années septante se sont toujours donné une compétence extraterritoriale. Le droit d’aller faire des coups d’Etat dans des pays, de prendre des gens de les enlever pour pouvoir les incarcérer et les juger aux Etats-Unis.


L’exemple de Tarnac en France, qui est symbolique, la lutte nationale contre des gens qui s’écartent de ce qui est admis par le pouvoir : est-ce que c’est l’un des buts des lois antiterroristes ?



Ce qui est intéressant dans Tarnac, c’est la fabrication de l’image. L’image du terrorisme ici c’est une image pure ; c’est-à-dire qu’il n’y a aucun rapport avec les faits matériels. On a attaqué des gens qui n’ont commis aucun acte. Ils se positionnent simplement comme gens qui se trouvent à l’extérieur de la société, et contre l’Etat.
C’est une image parfaite, et donc elle est parfaitement réversible.

"terrorisme" "anti-terrorisme" : un miroir inversé

L’Etat dit « ce sont des terroristes qui menacent l’intégrité de l’Etat » et eux ils se disent « nous sommes l’ennemi intérieur tout puissant qui faisons chanceler l’Etat ». Donc vous voyez ici que les deux parties sont dans la même image.
Le pouvoir ne choisit pas les gens au hasard. Pour pouvoir généraliser le dispositif antiterroriste, on a besoin d’avoir des groupes « relais ». Et cela se fait en s’attaquant aux islamistes, aux sympathisants du DHKP-C.
Mais dans le cas de Tarnac, on crée aussi un autre type d’image, qui signifie que le pouvoir nous dit à travers ça exactement ce que le pouvoir dit aux Etats-Unis par le biais de la loi : on a le droit de tout faire.



Le groupe de Tarnac parait la proie idéale pour être « bouc émissaire » ; mais certains syndicalistes sont aussi poursuivis, avec d’autres lois. Est-ce que la volonté de contrôle de l’Etat s’attaque seulement aux islamistes et aux gens de Tarnac, ou alors aussi aux mouvements sociaux etc. ?



Ils s’attaquent aux deux de façon différente. L’attaque contre les mouvements sociaux ou ce qu’il en reste n’est pas une attaque médiatisée. Et la construction de l’image a pour but de nous enfermer dans la psychose mais elle a également pour but de faire écran aux faits, c’est à dire à tous les gens qui sont arrêtés et aux mouvements sociaux réels.



Où en sont les jurisprudences en Europe ?


On va toujours de plus en plus loin. La loi elle-même crée des notions d’incitation au terrorisme, puisqu’avec la jurisprudence on arrive à la notion d’incitation indirecte, de soutien indirect au terrorisme. Donc, les lois antiterroristes se renforcent.
Le rapport aux faits devient de plus en plus lâche et incertain. Et on arrive dans un droit subjectif pur.

Ce qu’on sait depuis longtemps, c’est que l’appareil judiciaire reste tout de même divisé, la preuve dans le procès DHKP-C. Ça reste peut-être le seul élément qui offre une petite résistance à toute l’évolution du droit pénal au niveau européen. Et on sait cela depuis 15 ans, depuis que le but du pouvoir est de mettre au pas l’appareil judiciaire. Liquidation du juge d’instruction en France, réduction de ses prérogatives en Belgique, on augmente celles du parquet tout en le contrôlant d’avantage. Tout va dans le sens d’une instrumentalisation de plus en plus étroite du pouvoir judiciaire. Pour liquider les résistances partielles à cette tendance liberticide.


Propos recueillis par Fiona Wallers

Notes

[1ndlr qui permet de ne pas leur appliquer la troisième Convention de Genève

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