Types de violences
Le terme "violence" apparait au début du XIIIème siècle, emprunté au latin classique violentia (caractère emporté, farouche) [1], et désigne tout comportement qui utilise la force afin de contraindre [2]. En fonction de la manière dont elle s’exerce, on parle de violence physique, sexuelle, morale, psychologique, verbale, matérielle... Selon le champ dans lequel elle s’exerce, elle peut être domestique, carcérale, scolaire, mais aussi sociale, économique, politique... En fonction des conséquences qu’elle entraine, on dit que la violence est légère ou grave.
La perception et l’acceptation de la violence diffèrent également en fonction du contexte dans lequel elle s’exerce et du statut de la personne qui l’exerce. Ainsi, dans certaines circonstances, la violence peut être le seul moyen de répondre à la violence, ce que l’on appelle la "légitime défense". En outre, la loi autorise certaines violences, notamment pour exécuter les décisions de justice, maintenir "l’ordre public", garantir "la sécurité des biens et des personnes" ou en cas de guerre. C’est ce qu’on appelle la "violence légale".
Médias et violence
La violence est omniprésente dans les médias. Il faut dire qu’elle agite les passions et cela fait vendre. La place qui lui est accordée dans les journaux en témoigne. Les faits-divers violents passent quasi-systématiquement devant l’actualité politique ou économique dans l’ordre des titres. En Belgique, pour prendre deux exemples évidents, les différentes affaires de pédophilie dans les années 1990 [3] ou le meurtre de Joe Van Holsbeeck [4] ont accaparé l’espace médiatique pendant plusieurs jours voire plusieurs semaines d’affilée. A croire que le monde avait cessé de tourner. Il ne s’agit pas ici de diminuer la gravité des faits, mais de regretter l’appétit des médias pour ce type d’information, au point de laisser de côté des pans entiers de l’actualité.
Les violences liées à la contestation sociale sont elles aussi fortement médiatisées et dénoncées : émeutes dans les quartiers "chauds", dans les prisons ou dans les centres fermés, séquestrations de patrons, voitures brulées, casseurs, "black bloks",... Sans oublier les "preneurs d’otages" et "terroristes" que constituent les travailleurs des transports publics lorsqu’ils partent en grève [5]. Mais il y a tous les jours des grèves, des occupations, des actions en justice dont on ne témoigne pas ou peu. Les médias ne parlent le plus souvent des luttes sociales qu’au travers des dégâts matériels ou des tracas qu’elles occasionnent, pas en relation avec la violence économique à laquelle elles répondent le plus souvent.
Violence légale
Alors que certains actes violents font la une des journaux, d’autres formes de violence, pourtant bien réelle, passeraient presque inaperçues. Il s’agit de toutes les formes que peut prendre la violence légale.
La violence légale est d’abord celle de l’Etat et de ses institutions. Ainsi, celle de la police [6]. La loi l’autorise à utiliser certains formes de violence qui s’accompagnent d’une série de violences "annexes", sortant du cadre de la loi, connues mais rarement poursuivies (tutoiement, brutalité langagière, discrimination raciste lors des contrôles d’identité, passages à tabac...) [7]. Par exemple, lors de manifestations mouvementées, la violence des "casseurs" (jets de pierre, vitrines cassées...) sera mise en exergue et incriminée, notamment au travers de la presse. Par contre, les violences policières seront tues ou banalisées [8]. On nous dira que la police "a dû intervenir". Les matraquages, l’usage de lacrymogènes, d’auto-pompes et maintenant, en France du flash ball [9] et du taser [10], sans parler des coups de pied "bien placés", des clés de bras ou des insultes, sont pourtant des actes de violence. Mais exercée dans un cadre légal, on parle d’"opération de maintien de l’ordre" [11]
Un autre exemple : dans le cadre de la répression des sans-papiers, la loi autorise qu’on arrête, fouille, enferme parfois pendant des mois dans des prisons, puis qu’on expulse des adultes et des enfants, pour le seul motif qu’il n’ont pas de papier "en règle". Les sans-papiers qui "occupent" des lieux vides, parce qu’ils n’ont pas de logement ou qu’ils veulent rendre visible leur désespoir, finissent toujours par être brutalement "évacués" [12]. Cela constitue une belle flopée de violences, toutes légales, auxquelles on ajoutera les mauvais traitements que subissent ces personnes dans les "centres de rétention" et lors des expulsions [13], c’est-à-dire les violences "annexes", tolérées dans les faits et la plupart du temps impunies. Mais exercée dans un cadre légal, cette violence est banalisée et se dit : "reconduite aux frontières", "retour volontaire", "éloignement forcé" [14]
Suite au choc des attentats du 11 septembre 2001, les pays membres de l’Union Européenne, emboitant le pas aux Etats-Unis, ont renforcé leur arsenal "antiterroriste" en adoptant des lois liberticides [15], qui ont notamment permis à la police d’arrêter dans la plus grande brutalité et à la justice de maintenir en détention pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois des personnes, non sur base de faits mais en fonction de leurs convictions politiques, de leur engagement militant ou simplement de façon de vivre ou de leurs amitiés [16]. Mais dans un cadre légal, ces violences sont couvertes : il s’agit de lutter contre la "menace terroriste".
Nous pourrions continuer ainsi encore longtemps, la liste est longue. Les prisons, l’univers carcéral dans son ensemble engendre une violence extrême. Mais on en parle peu. Ou alors quand une association communique son rapport, toujours accablant, sur les conditions de détention, quand les gardiens font grève ou en cas d’émeute.
Nous pourrions aussi évoquer la torture et la peine capitale - toujours pratiquées, par exemple, par "la plus grande démocratie du monde" - ou encore, bien sûr, des faits de guerre. Nous y reviendrons bientôt.
Violence économique
Mais la violence légale n’est pas que politique et armée, elle se fait aussi économique. L’ordre économique mondial que nous subissons, à savoir le modèle capitaliste imposé et généralisé, est intrinsèquement inégalitaire et violent. Quand au nom de la rentabilité de l’entreprise, et pour accroître le profit des actionnaires, des travailleurs sont contraints de « faire des efforts », en acceptant des bas salaires, des cadences infernales ou des horaires empêchant toute vie de famille, quand ils sont licenciés ou quand des filiales de groupes sont fermées pour en ouvrir d’autres là où la main d’œuvre est soldée, c’est de la violence. Et des milliers de personnes la subissent de plein fouet chaque jour. Dans ce domaine également, le poids des mots est déterminant. On parlera, par exemple, de « flexibilité » ou de « restructuration ».
La mondialisation, c’est-à-dire l’extension du capitalisme « occidental » à l’ensemble de la planète, a exporté ces maux dans le monde entier. L’Occident fixe les règles du jeu économique, notamment au travers de ses institutions comme le FMI [17], la Banque mondiale ou l’OMC [18]. Cela constitue le prolongement d’une domination historique : les anciens colonisateurs deviennent bailleurs de fonds, et ils conditionnent l’octroi de toute aide à la soumission au système.
Les « PAS » (Plans d’ajustement structurel) [19], sont par exemple un programme de « réformes » économiques que le FMI ou la Banque mondiale imposent aux pays en grande difficulté économique pour bénéficier de prêts. Les PAS exigent notamment une politique d’austérité, une libéralisation totale du marché, une augmentation des droits des investisseurs étrangers ou la suppression des « entraves » au développement économique.
Dans une logique néolibérale de réduction des "coûts publics", les gouvernements des "démocraties" capitalistes fauchent dans les budgets sociaux, démontent le service public, favorisent l’intérêt des entreprises et des hauts revenus (notamment au travers de la fiscalité) et criminalisent la précarité en faisant, par exemple, la chasse aux chômeurs et en culpabilisant les plus faibles. Mais encore une fois, tout dépend de la présentation : les coupes dans le social et le démantèlement des services à la communauté sont appelés "réformes", les personnes précaires ou pauvres deviennent des "assistés" voire des "profiteurs".
N’oublions pas que la violence économique s’exerce également sur l’environnement. L’histoire économique et industrielle des XIX° et XX° a profondément bouleversé les habitudes de production, de distribution et de consommation, entrainant des conséquences dramatiques pour l’éco-système (pollutions, pillage des ressources naturelles, destruction de la biodiversité...) et la santé.
Appeler un chat un chat
Même s’il s’exerce dans un cadre légal, un acte de violence, qu’il soit physique (guerres, brutalités policières), psychologique (enquêtes intrusives de services sociaux, intimidations policières et judiciaires), économique (population précarisée), politique (opinion politique criminalisée), verbal (tutoiements, insultes), ou environnemental, reste un acte de violence.
Mais à la différence des autres formes de violence, son caractère légal implique d’une part qu’il n’est pas puni. Seules les violences "annexes" le sont parfois, et encore, si elles sont révélées et suffisamment médiatisées [20], si la personne a les moyens de prouver qu’elle a été victime d’agression (témoins, film, etc.) ou si elle est morte, ce qui implique normalement un devoir d’enquête.
D’autre part, une fois "légale", la violence n’est plus nommée comme telle, masquée par l’épaisse tenture que constitue la novlangue : les euphémismes [21], les ambigüités [22], les connotations [23] permettent de défendre l’indéfendable. Pour signaler des violences policières, on parlera de "bavure" (qui sous-entend que ce type de violence est exceptionnel) ou de "débordement" (qui suppose une insuffisance des effectifs). Pour rapporter des violences de guerre, on dira "pertes collatérales" (plus présentable que "civils tués" ou "école bombardée") ou "frappes chirurgicales" (suggérant que le bombardement est propre et précis). La pauvreté, la précarité et l’insécurité engendrées par le système sont quant à elles dissimulées derrière la neutralité de termes comme « réorganisations » ou « délocalisations » (supposant un réaménagement pratique, "réaliste") annoncées.
Pour les personnes qui subissent ces violences, cela revient à refuser ou à dévaloriser leur statut de victime, ce qui constitue une violence supplémentaire. Par rapport à celles qui reçoivent l’information ainsi présentée, cela conduit à banaliser la violence légale et donc à s’y résigner.
Le discours dominant, dans lequel nous baignons depuis l’enfance, et que la plupart des médias d’information reproduisent sans autre forme de procès, c’est d’abord le discours "d’en haut". Qu’il blâme et criminalise les violences liées à la contestation sociale, qu’il utilise la peur pour imposer sa ligne, qu’il dissimule ou diminue ses propres violences, tout cela fait partie d’un processus de consolidation de l’ordre existant. "La résignation est un suicide quotidien". Et la résistance commence par l’examen du langage : traquer ce qui se cache derrière les mots et appeler un chat un chat.
Christine Oisel