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Témoignage

Construire le socialisme depuis la base : Le rôle des Communes au Vénézuéla (Deuxième et dernière partie)

Une interview d’Antenea Jimenez

samedi 18 septembre 2010, par Jeffery R. Webber, Susan Spronk

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Ceci est la deuxième partie de l’interview d’Antenea Jimenez. La première partie, parue le 15 septembre, est disponible ici.

Nous avons rencontré Antenea Jimenez, une ancienne militante du
mouvement étudiant travaillant maintenant au sein d’un réseau national d’activistes qui essaient de construire et fortifier les comunas. Les comunas sont des organisations communautaires encouragées depuis 2006 par le gouvernement Chávez pour consolider une nouvelle forme d’État basée sur la production au niveau local. Antenea nous parle ici des importantes avancées de ce processus, ainsi que des défis majeurs qui restent à affronter pour construire une nouvelle forme de pouvoir populaire depuis la base.

S&W : Quel sens la démocratie participative prend-elle dans les comunas ?

Il y a un dicton ici qui suggère que la démocratie participative ne concerne pas ce que nous faisons, mais comment nous allons le faire. Cela signifie que nous allons construire tous ensemble ce que nous voulons faire, nous décidons ce que à quoi nous voulons contribuer, les projets qui vont améliorer nos vies.

La participation doit valoir pour chacun, quel que soit son lien avec le gouvernement, contre le gouvernement, à gauche ou à droite. La seule autorité ici, c’est l’assemblée des citoyens. C’est l’assemblée, pas le groupe élu... Non, c’est l’assemblée qui décide du plan commun dans chaque comuna.

Lorsque nous débattons, nous essayons de trouver un consensus, et si nous n’y arrivons pas, nous continuons à débattre. Lorsqu’il n’y a pas d’accord, nous décomposons le sujet petit morceau par petit morceau pour trouver des accords sur les plus petits éléments. La participation, pour nous, se trouve dans la formulation des politiques ; Nous participons aussi à l’exécution du projet. Par exemple, une communauté veut un aqueduc. L’État dit "Ok, voilà l’argent. Maintenant, construisez-le, utilisez les fonds."

Mais nous ne participons pas à la formulation de la politique nationale, pas directement. La politique des ministres n’est pas décidée de manière participative. Nous avons dit "Mais nous devrions y participer !" Nous participons au niveau local, mais le socialisme n’est pas quelque chose qui se passe uniquement au niveau local. Nous devons mettre sur pied ensemble un réseau qui rassemble les espaces locaux, les territoires et les comunas, parce que les niveaux national et international ont un impact sur ce qui nous arrive au niveau local. Nous ne pouvons pas juste être une comuna socialiste, une petite île dans une mer du capitalisme. Après tout, avec qui allons-nous avoir des échanges ?

Il y a un ministère du pouvoir populaire pour les Comunas et la Protection Sociale mais il n’y a pas de mécanismes participatifs pour mettre en place sa politique. Actuellement, cela fonctionne avec les communautés indigènes. Il y a un ministère des Affaires Indigènes et les communautés y participent et y décident. Ils ont un conseil national qui forge la politique. Nous avons avancé une proposition pour avoir plus de contrôle sur le ministère des Comunas, mais elle n’a pas encore été approuvée. Il y a beaucoup de résistance.

Vous devez comprendre une chose. Les comunas sont un espace de pouvoir. Il y a des comunas qui disposent de plus de ressources que certains exécutifs municipaux. Et donc, ce sont des espaces de pouvoir ; la majorité des comunas font formellement partie du PSUV, mais souvent, les élus chavistes aux niveaux locaux ne veulent pas vraiement partager le pouvoir. Et donc, il peut y avoir des confrontations entre les comunas et les maires et gouverneurs chavistes. Bien que nous nous retrouvions tous bras dessus bras dessous sur la même photo avec Chávez, en pratique, il y a une réelle confrontation. Les gouverneurs ne comprennent pas cette dynamique parce qu’ils ne veulent pas perdre de pouvoir.

Les gouverneurs et les maires pensent qu’ils vont construire le socialisme depuis leurs juridictions, à partir de leur direction. Mais nous, nous disons que si un État communal ne naît pas, le socialisme ne sera pas possible. Pour l’instant, il n’y a pas de comuna socialiste parfaite, où tout est débattu, où il y aurait un plan alternatif, socialiste, économique, où les professeurs seraient également de la comuna, donnant cours aux jeunes. Ça pourrait bien être possible un jour, mais pas tant qu’il y aura un autre niveau de gouvernement qui décidera du budget global. Le projet est de connecter toutes les comunas au niveau national ; pour l’instant, ce n’est pas viable parce que dans la plupart des endroits, nous ne participons même pas aux décisions sur le budget municipal. Nous participons à de petits projets, et le gouvernement local continue indépendamment comme si nous n’étions pas dans une transition socialiste.

Je ne connais que deux cas isolés où [la participation de la comuna dans un budget participatif communal] a effectivement lieu : dans la ville de Torres, dans l’État de Lara et dans la ville de Bolívar, dans l’État de Fálcon. Et ceci a eu lieu parce que les camarades [les maires] sont vraiment de gauche. La majorité des gouverneurs ne sont pas vraiment de gauche. Dans la plupart des cas, l’État est un État bourgeois et s’approprier cet État est le noeud d’un conflit continu. Cela prend beaucoup d’énergie politique. Le président est conscient de ces contradictions, mais je ne pense pas qu’il ait trouvé un moyen de dépasser le problème. Ce n’est pas simple. D’un côté vous avez des gens qui sont organisés et font des propositions, et de l’autre des gens du même parti qui consolident l’État bourgeois.

S&W : Quel est le rôle des femmes dans les comunas ?

La majorité des personnes qui participent aux comunas sont des femmes. Je pense que lorsque nous parlons des avancées du processus, ceci est l’un des plus importants. Pour l’instant, il y a une forte participation des femmes au niveau de la base, mais ça s’arrête là. Lorsque le temps est aux élections, pour s’emparer des responsabilités les plus importantes, les hommes sont candidats.

La président a mis en place plusieurs initiatives pour contrer cette tendance, et il y a eu beaucoup d’avancées. Dans le parti, par exemple, 50% des candidats doivent être des femmes. Et lorsque vous allez dans les communautés, la majorité des personnes qui participent sont des femmes, et la majorité des personnes qui étudient dans les missions également. Historiquement, au Vénézuéla et en Amérique Latine, les sociétés sont très sexistes et il a souvent été difficile pour les femmes ne fût-ce que pour quitter la maison. Avant que Chávez arrive aux affaires, la participation des femmes était rarissime. Les femmes de la gauche -de l’avant-garde- ont toujours participé à la vie sociale et politique. Mais maintenant, c’est plus répandu. Je pense qu’aux niveaux plus élevés du processus, beaucoup de femmes font des choses incroyables.

Il y a encore des choses qui doivent changer. Comme les lois. Par exemple, si je tombe enceinte, j’ai six mois de congé, mais mon mari n’a même pas un jour. L’une des choses que j’ai demandées, c’est l’égalité sur ce sujet. Je pense qu’on va l’obtenir.

Une autre limite, c’est que les femmes sont responsables pour les enfants au Vénézuéla. Il est difficile pour les femmes de participer dans les conseils communaux par exemple, parce qu’elles doivent laisser leurs enfants quelque part. Ça influence les décisions des femmes quant à l’idée de prendre plus de responsabilités politiques, en particulier lorsque ces responsabilités impliquent des voyages. C’est une vraie barrière, bien que le niveau de participation dans les communautés soit vraiment important.

S&W : Quelle est la vision à long terme dans la promotion de la démocratie participative depuis le bas à travers les comunas ?

AJ : Sur ce point, j’ai une position différente de celle du gouvernement. La vision qu’a le gouvernement, c’est que, hop !, je me montre dans une communauté, à partir de rien, et en trois jours, des ateliers sur la politique apparaissent. Comme je l’ai dit, déjà, le niveau de conscience politique au Vénézuéla est encore très faible.

Le processus de construction de la conscience politique, la formation, ne peut pas être instantanée. Ce n’est pas comme si vous alliez à l’école pendant une semaine et que vous y obteniez votre certificat. Ça doit être permanent. Si vous avez une équipe constituée par les mêmes personnes du conseil communal et qui poussent la conscience des gens de leur communauté, alors vous avez des facilitateurs. C’est un long processus qui consiste à apprendre à connaître les différentes catégories : anarchisme, socialisme et leurs différents courants. Ça prend au moins 15 ans. Ce n’est pas juste de la théorie ; on l’apprend aussi par la pratique. Vous apprenez par la pratique, mais aussi en lisant et en réfléchissant. Ça prend du temps de se rendre compte que certaines pratiques sociales et politiques font partie du socialisme, alors que d’autres sont propres au capitalisme.

Certains conseils communaux ont de plus hauts niveaux de formation politique que les autres. Ces organisations comprennent que le conseil communal n’est pas juste un lieu qui reçoit des ressources. Ils comprennent que le conseil est une nouvelle "association civile". C’est un espace politique et un exercice politique. Honnêtement, la majorité des conseils ne comprennent pas cela. Nous sommes encore en train de travailler avec des conseils qui fonctionnent sous la forme "Hé, on va résoudre ce problème de manière capitaliste ou de manière socialiste." Nous voulons résoudre les problèmes, mais le faire d’une nouvelle manière. Mais c’est difficile lorsque les entreprises qui fournissent les services, par exemple qui produisent les matériaux pour une maison, sont encore capitalistes. La construction de maisons est un bon exemple, parce que le problème des habitations est encore très sérieux. Peut-être pouvons-nous faire des briques, mais nous devons acheter le ciment d’une entreprise capitaliste. Et ensuite engager quelqu’un pour amener les briques... Ce n’est pas seulement le fait de résoudre le problème, mais surtout comment le résoudre... Construire le socialisme plutôt que de renforcer le capitalisme. Nous avons 500 ans de colonialisme et d’exploitation derrière nous, donc c’est un défi énorme, que de reconstruire tout le système socio-économique. Construire un nouvel État est un défi énorme.

Par exemple, dans certains cas, nous avons accru la production agricole. Mais le riz a été envoyé à une entreprise qui s’en occupe, emballe et revend dix fois le prix qu’elle nous a payé. Ça me fait rire, ça n’a aucun sens. Nous devons reprendre les plantations et les entreprises. Mais ce n’est pas facile. Les conseils communaux ne sont pas nécessairement prêts pour s’occuper de ces tâches.

Nous nous retrouvons un peu dans un cercle vicieux. La seule manière de dépasser cela serait de créer des relations entre les conseils communaux, les institutions publiques et l’État. Les conseils sont en voie de devenir plus forts, mais cela prendra encore beaucoup de temps avant de parvenir à l’étape suivante.

S&W : Quelle est l’idée à long terme ? Les comunas vont-elles exister parallèlement à l’État bourgeois ou le remplaceront-elles par de nouvelles formes d’auto-gouvernance ?

AJ : Cette question me fait réfléchir parce que le processus révolutionnaire a pris place dans bien des organisations qui se sont retrouvées bloquées sur le chemin. Le président a mentionné un jour le fait que le noyau du développement endogène n’a pas bien fonctionné. Les gens demandent souvent : "de quel type d’organisation avons-nous besoin pour obtenir ce que nous voulons ? Une comuna, une coopérative ?" Et j’explique qu’une coopérative est une entreprise en propriété sociale. La comuna, c’est autre chose. Nous faisons tout pour faire en sorte que la comuna devienne le principal instrument du changement social parce que nous sommes marxistes... C’est le seul moyen de construire le socialisme : par en bas. En outre, au Vénézuéla, il y a des expériences historiques avec les comunas. C’est la forme originale de notre organisation. Ce n’est pas étrange pour nous. Évidemment, en raison du colonialisme, tout ça a changé. Mais la forme originale de "Notre Amérique" était celle-là. C’est la forme politique à travers laquelle les gens gouvernaient collectivement leurs vies.

Nous avons également vu d’autres formes de socialisme qui ont été construits par l’État, comme l’Union Soviétique. Lorsque cet État est tombé en morceaux, tout a été détruit. Et donc, quelque chose est arrivé là. Est-ce que les gens se sentaient réellement comme une partie du processus ? Il y a eu des réussites, mais les gens n’avaient pas l’impression d’en faire partie. L’expérience de toutes ces révolutions du passé, en Russie, à Cuba, dans d’autres pays du Sud, montre que si le peuple ne participe pas vraiment, l’État bourgeois poursuit simplement sa route. Une telle conception du socialisme n’est tout simplement pas viable, parce que l’État bourgeois n’émane pas du peuple. Nous travaillons maintenant pour construire des systèmes alternatifs, comme des échanges solidaires ou du troc. L’idée est que la comuna commence aussi à gérer les stations de radio communautaires, les stations de télévision.

Nous discutons comment les comunas seront structurées. Quels seront les rapports de force, quels pouvoirs les comunas auront -judiciaires, exécutifs, etc. Tout ce qui existe pour l’instant est l’assemblée pour débattre. Mais aucune comuna authentiquement socialiste n’existe encore ; nous sommes encore en phase de construction des comunas. Nous sommes en comuna quand nous nous gouvernons nous-mêmes, quand nous n’avons pas besoin qu’un juge nous dise "cette maison n’est pas à vous." Ou bien, disons que vous vivez dans le quartier et que vous avez besoin d’une lettre qui prouve votre résidence. Vous devez aller jusqu’à une institution qui l’affirme. La comuna peut faire ça aussi. Votre voisin peut affirmer où vous vivez.

Le capitalisme a créé une couche de personnes qui sont les propriétaires de la vie des gens. Si vous n’avez pas de carte de résidence, il y a plein de choses que vous ne pouvez pas faire. Pourquoi avons-nous besoin de cartes de résidence ? L’État bourgeois a créé cette classe d’administrateurs dont nous n’avons pas besoin, qui prétendent savoir des choses. Les couches populaires de la communauté, tout en bas, doivent attendre jusqu’à ce qu’ils aient résolu les problèmes. Mais la comuna peut faire toutes ces choses, décider de toutes ces choses. Avant que les Espagnols viennent, nous vivions comme ça. Mais c’est un long processus que d’élever la conscience des gens de telle sorte qu’ils prennent en charge leurs propres vies. Ce n’est pas non plus un "truc anarchiste" où chacun peut faire ce qu’il veut. Il y a des normes de vie ensemble que chacun doit respecter. Il y a des normes qui régulent le travail et qui doivent aussi être respectées. Les gens doivent respecter ces lois en conscience et non parce qu’il y a une loi qui l’impose.

En dernière instance, que le Président Chávez soit là ou non, le processus dépend du peuple. En ce moment, le processus dans son ensemble est trop dépendant du président. Il est considéré comme la garantie de ce que ce processus puisse aller de l’avant, et, pour cette raison, les réactionnaires veulent s’en débarrasser.

Si un autre gouvernement prend la place de Chàvez, il ne sera peut-être plus possible de se réunir politiquement dans les rues. Avec les gouvernements de droite du passé, il suffisait de posséder un livre de Marx, de Che Guevara ou de Fidel Castro pour être persécuté.

Susan Spronk et Jeffery R. Webber

Traduction de l’anglais par Hélène Châtelain

Susan Spronk enseigne à la School of International Development and
Global Studies à l’université d’Ottawa. Elle est aussi assistante de
recherche auprès du Municipal Services Project et a publié plusieurs
articles sur la formation de classe et sur les politiques de l’eau en
Bolivie.

Jeffery R. Webber enseigne les sciences politiques à l’Université de
Regina. Il est l’auteur de Red October : Left-Indigenous Struggles in
Modern Bolivia, Brill, 2010 et de Rebellion to Reform in Bolivia : Class
Struggle, Indigenous Liberation and the Politics of Evo Morales,
Haymarket, 2011.

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