Loin d’être un modèle d’union sans faille s’avançant main dans la main dans la vie, le capitalisme et la démocratie forment un couple infernal dont l’univers est fait de disputes, de duperies, de tromperies, d’humiliations et de coups. Ceux d’un mari sorteur et noceur, bagarreur au bistrot comme à la maison où il lui arrive plus souvent qu’à son tour de battre sa femme dont la seule prérogative est ménagère, celle de s’occuper du fourneau, d’éduquer les gosses dans le plus droit chemin possible au travers de ce capharnaüm et, en fin de mois, de joindre les deux bouts.
Le capitalisme dès ses débuts a convoité la démocratie, en l’extrayant des griffes de la féodalité qui la tenait captive. Mais une démocratie réduite à sa propre engeance, celle de la bourgeoisie montante, de ces bourgeois hautains et arrogants qui revendiquent haut les droits individuels – ceux de l’individu bourgeois s’entend.
En s’imposant avec la révolution industrielle, la bourgeoisie triomphante proclame sienne la démocratie, exclusivement sienne, et jalousement. Et pourtant, où la trouve-t-on dans les hauts faits qui le caractérise, de sa montée en puissance à l’aube des Temps modernes jusqu’à son triomphe au XIXe siècle et son hégémonie impérialiste mondiale au XXe siècle, même plus concurrencée par un deuxième monde collectiviste au XXIe ? Ces hauts faits que sont, à l’origine, les génocides esclavagistes du commerce négrier organisé depuis les métropoles du vieux monde ; la barbarie de l’exploitation, sans borne aucune au XIXe siècle, du travail par le capital ; l’oppression et la répression d’autant plus débridées des colonialismes européens qu’elles se pensaient en des termes d’un racisme de bon aloi ; la boucherie impérialiste à échelle universelle de la Première Guerre mondiale ; la monstruosité fasciste qui, latine, se référait à une Renaissance foulée aux pieds pour y puiser une injustifiable justification et qui, germaine, incitait le petit-bourgeois allemand, d’habitude si placide, à puiser à pleines brassées dans le vieux fonds d’antisémitisme du christianisme européen pour partir, par Hitler interposé, à l’assaut du monde.
Où la trouve-t-on aujourd’hui dans cet ordre mondial où les Etats-Unis imposent militairement leur hégémonie chancelante, à coups de « frappes chirurgicales » et de leurs « dégâts collatéraux » quand il faut. Où le capitalisme mondialisé, financier ou spéculatif, réduit au nom du profit privé la plus grande partie de l’humanité à la misère ?
Il n’est pas précisément correct de réclamer comme héritage ce que ses aïeux n’ont pas légué. C’est pourtant ce que font les maîtres à penser et leurs démarcheurs de l’opinion en tentant d’imposer sur le marché idéologique la démocratie redécouverte par usurpation comme inhérente, consubstantielle au capitalisme.
Par usurpation, car les hérauts du capitalisme montant à l’assaut de l’ordre aristocratique n’ont jamais pratiqué ni même défendu une autre démocratie que celle qui, précisément, excluait le peuple. Parce qu’ils étaient au contraire les pourfendeurs de la démocratie pour les masses asservies, les dénonciateurs et les massacreurs par excellence de ces masses lorsqu’elles s’avançaient sur la scène de l’histoire pour défendre leurs droits à être, sinon des citoyens d’un ordre bourgeois qui leur était étranger, du moins des être humains qui refusaient de mourir de faim.
La démocratie dont les concessionnaires du prêt-à-penser moderne – post-moderne ! – s’emparent si promptement, si joyeusement aujourd’hui, n’est pas leur héritage : ils usurpent une démocratie qui, historiquement, massivement, séditieusement lorsqu’elle est réellement elle-même, c’est-à-dire celle du peuple, a été et est toujours le refus, et le refus tumultueux et subversif, pourfendu et brimé, condamné et réprimé, de l’héritage véritable du capitalisme : celui du génocide esclavagiste, de l’exploitation barbare et inhumaine des travailleurs et des enfants, de la colonisation impérialiste à coups de sabre et de canon, des boucheries sur grande échelle, de ce produit typiquement capitaliste, lui, qu’est le fascisme, et du règne sans partage de la finance qui affame l’humanité et détruit la planète.
La « démocratie » que vante le capitalisme, celle dans laquelle il se complaît est celle des intérêts des nantis. Elle n’est pas la démocratie, celle du peuple, celle des peuples qui, défendant les intérêts de l’immense majorité de la population, est inconciliable avec le capitalisme. Parce que si la démocratie pouvait dissoudre le capitalisme, ça se saurait… Non ?
Saïd Deir Oued
Même quand la démocratie est réduite à n’être que parlementaire, la forme qui sied au capitalisme, elle n’est pas le fait du capitalisme. L’histoire de notre pays en offre une illustration éloquente.
Issue de la révolution faite par les travailleurs en 1830, elle leur est immédiatement confisquée par les représentants de la bourgeoisie qui les remercient… en les excluant du droit de vote. Il faudra attendre la formation du mouvement ouvrier, de nombreuses luttes grévistes et sanglantes pour que le suffrage universel soit concédé sous la contrainte. De façon inégalitaire d’abord, avec ce « vote plural » de 1893 qui offre trois voix aux puissants là où les non possédants n’en ont qu’une. De façon enfin égale ensuite, en 1919, à l’issue d’une Première Guerre mondiale où la révolution bolchevique avait triomphé, où les révolutions ouvrières ébranlaient toute l’Europe, où il s’agissait en conséquence de concéder des réformes aux masses pour éviter le renversement de l’État capitaliste lui-même.
Car sous sa forme la plus réduite, celle du parlementarisme et du droit de vote pour tous, la démocratie, en Belgique comme ailleurs, n’est pas le fruit du capitalisme, mais de la lutte contre le capitalisme.