Le système dans lequel nous vivons actuellement repose sur un ordre social de type pyramidal : la minorité de ceux qui en profitent en haut, la majorité des exploités en bas. Comme toujours dans ce type de hiérarchie se pose la question de la pérennité d’une organisation qui ne profite réellement qu’à une infime partie de ses membres, le reste devant se contenter de miettes.
Le capitalisme a trouvé de nombreux moyens pour assurer sa stabilité. L’un d’entre-eux est l’organisation d’élections "démocratiques" [1].
Ces élections ont (au moins) deux objectifs : d’une part renouveler les élites politiques, et d’autre part garantir l’adhésion d’une majorité de la population à l’ordre actuel [2].
Renouveler les élites politiques
Si le premier point est relativement évident, il est tout de même bon de rappeler que ce que l’on nomme les "élites politiques" (c’est à dire ceux qui se trouvent à la tête des partis de gouvernement par opposition aux militants "de base" ou aux petites formations politiques) se situent dans le haut de la pyramide. S’ils désirent s’y maintenir, ils ont besoin de l’appui du capital [3] et se doivent donc de servir, dans une certaine mesure, ses intérêts [4].
N’oublions pas non plus la capacité du système à corrompre et séduire nombre de ses opposants. Des anciens de Mai-68 [5], aux anciens maos de la Gauche Prolétarienne [6], en passant par d’anciens trotskistes [7], ils sont nombreux à avoir succombé aux charmes de l’économie de marché et à avoir su se hisser à une bonne place dans la pyramide capitaliste.
Canaliser le ressentiment populaire
Quant au second objectif, obtenir le soutien de la majorité de la population, le processus électoral y contribue en donnant à tout un chacun le sentiment de participer, ne fut-ce que par le simple acte de voter, à la vie politique sans pourtant lui donner un moyen concret de peser sur elle.
De plus, le vote permet de jouer un rôle de soupape face au mécontentement populaire. En effet, l’élection fournit aux mécontents une voie légale pour exprimer leur ressentiment.
Cet aspect de contestation légale est absolument nécessaire au système puisqu’il permet alors à celui-ci de criminaliser toutes les autres méthodes de contestation et de canaliser la colère populaire dans un processus dont il garde la maîtrise [8].
Ainsi, en criminalisant les autres formes de lutte et en offrant une large palette d’offres politique, il parvient à installer progressivement dans l’esprit de la population l’idée que le vote est le seul moyen acceptable d’obtenir un changement ; et par voie de conséquence, que seuls ceux qui ont été élus à l’issue de ce processus soient habilités à l’incarner [9].
Mais quelle sont les chances pour un mouvement révolutionnaire (c’est à dire un mouvement qui vise à renverser l’ordre pyramidal de la société pour instaurer une société de type égalitaire - ce qui en exclut les groupes réactionnaires) de prendre le pouvoir par les élections ?
A vrai dire, elles sont infinitésimales.
Un marché des votes
En effet, le capitalisme a fait, avec le débat politique, ce qu’il fait le mieux, il l’a transformé en marché.
Les différentes "offres" politiques se retrouvant donc en concurrence pour le marché des voix. L’accession au pouvoir, c’est-à-dire à une position dominante sur le marché, se fait donc suivant les règles classiques du capitalisme : publicité pour son "produit", adaptation de l’offre à la "demande", joint-ventures (alliances) et fusions-acquisitions, etc.
Publicité : elle oblige les partis révolutionnaires à se soumettre aux règles du jeu des médias dominants [10] pour obtenir une plus grande visibilité [11] et donc, souvent, à édulcorer le message révolutionnaire. On a ainsi pu voir des militants communistes révolutionnaires se produire dans une émission de variétés, ou dans une émission de "débats" politiques [12]. Le format de ces émissions ne permet généralement pas l’expression sereine des idées de fonds [13] et limite donc la portée du message qui peut ainsi être transmis dans un contexte de propagande massive en faveur du système [14]. Les résultats dans les urnes sont d’ailleurs rarement à la hauteur de la couverture médiatique ainsi obtenue par certaines figures de la gauche de gauche [15].
Adaptation à la "demande" : il faut d’abord noter que la demande n’est pas nécessairement celle du consommateur (de l’électeur donc). Elle est généralement formatée par la publicité et donc par les détenteurs du capital [16]. Par conséquent, le message politique a perdu de sa radicalité au fur et à mesure que la "demande" s’est déplacée vers la droite. On peut voir le chemin parcouru par le Parti Socialiste français entre la phrase de Mitterrand en 1971, « La Révolution, c’est d’abord une rupture. Celui qui n’accepte pas cette rupture avec l’ordre établi, avec la société capitaliste, celui-là ne peut pas être adhérent du Parti socialiste. » [17] et celle de Ségolène Royal en 2007, « Il faut développer les pôles de compétitivité. Enfin, il faut investir massivement dans l’innovation et dans la recherche. Nous avons la capacité de relever tous ces défis, de réconcilier les Français avec les entreprises, de développer l’esprit de conquête et celui d’entreprendre. » [18]. De même, en Belgique, on peut mesurer l’écart entre la déclaration des principes fondamentaux d’Ecolo de 1985 [19] et le soutien au Traité Constitutionnel Européen [20] vingt ans plus tard. De sorte que, c’est maintenant la droite qui s’approprie des termes comme rupture [21] ou même révolution [22], en même temps que les mots révolution, lutte des classes (et même simplement classes dans un contexte extra-scolaire), voire carrément travailleurs ont quasiment disparu des programmes des partis de gauche (et ce même au sein de la "gauche radicale") [23].
Par ailleurs, l’adaptation à la "demande" se fait également en intégrant dans leur "produit" des éléments qui semblent faire le succès de la "concurrence", les partis dominants reprenant à leur compte des thématiques sécuritaires, xénophobes [24], nationalistes [25], voire sociales [26].
Alliances : leur but est évident, il s’agit de s’associer avec un ou plusieurs concurrents en vue d’obtenir (ou de conserver) une position dominante sur le marché [27]. Elles sont quasiment nécessaires pour parvenir au pouvoir, ce qui permet au système de se garantir contre des changements trop radicaux.
Et les Fronts populaires ?
Et si, malgré tout, une coalition à tendance révolutionnaire parvenait au pouvoir par la seule force des urnes, le capital a montré qu’il était prêt, soit à négocier avec le nouveau pouvoir en faisant quelques concessions [28] de manière à préserver l’essentiel du cadre capitaliste [29], soit à recourir à des méthodes plus drastiques comme le coup d’Etat [30].
Certes, on peut observer des situations intéressantes, particulièrement en Amérique latine, où des gouvernements affichant une claire volonté de changement sont parvenus au pouvoir. Mais quelques précisions sont à apporter.
D’abord, le contexte particulier de l’Amérique latine (longues années de dictature, énorme fossé dans les inégalités, populations indigènes en quête d’une existence politique) qui a permis l’émergence de mouvements populaires forts et sévèrement réprimés (des centaines de morts lors de la manifestation à Caracas en 1989, plusieurs morts aussi lors de la « guerre de l’eau » à Cochabamba en Bolivie en 2000) : c’est grâce à ces mouvements que les gouvernements actuels sont arrivés au pouvoir et parviennent à s’y maintenir malgré les contre-offensives [31] de la bourgeoisie locale (généralement soutenue par les Etats-Unis et les transnationales).
Ensuite, on assiste plus à un transfert du capital (du privé vers l’Etat) qu’à son abolition. Le patron change, il est peut-être meilleur et plus juste que le précédent ; mais ça reste un patron [32].
Seul l’avenir dira si ces expériences actuelles [33] mèneront progressivement à la révolution, c’est-à-dire à l’abolition du système pyramidal capitaliste ; mais l’issue dépendra certainement plus de la force et de la résolution des mouvements populaires que du seul processus électoral.
Seule la lutte paie
Bref, jamais la révolution, c’est-à-dire la renversement de l’ordre établi, n’a réussi au travers d’élections. Au contraire, en martelant que le vote est la seule voie possible pour le changement, le système à su transformer le processus électoral en un outil de décrédibilisation des autres formes de luttes. Ceci lui permet donc de maintenir sa domination sur la population, tout en donnant à celle-ci l’illusion d’un existence politique.
Peut importe, somme toute, la position de chacun dans le processus électoral bourgeois : vote ou abstention ; ce n’est que par des luttes populaires que l’on obtiendra des changements radicaux de l’ordre social actuel. Pour reprendre un slogan de Mai-68 : "Le vote ne change rien. La lutte continue."
Olivier Grévin