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Témoignage

Une assimilation anodine ?

dimanche 20 juin 2010, par Ernestine Dupont

Jeudi 15 avril, je suis dans l’ascenseur qui m’emmène au boulot, un homme d’une soixantaine d’années partage la cabine avec moi. Nous ne nous sommes jamais rencontrés, nous ne nous connaissons pas. L’homme est jovial, nous échangeons quelques banalités.
Lorsque je sors de l’ascenseur, continuant sur sa lancée, il me jette « Allez, je vous souhaite la bonne journée et j’espère qu’on vous offrira des fleurs, aujourd’hui ! ».
Quelque peu surprise par cet inhabituel souhait, je lui demande « Ah bon ?... Pourquoi ? ».
Sa réponse tombe, presque touchante d’innocence : « C’est la journée des secrétaires »…

J’en suis certaine, cet homme a voulu m’être agréable. Aucune manœuvre dans ses paroles. Simplement, pour lui, une femme qui travaille, c’est… d’office une secrétaire.
Sinon, quel(s) signe(s) distinctifs lui auraient permis de me cataloguer aussi rapidement ? J’ai bien été obligée d’en conclure que, pour cet individu, le fait d’être une femme constitue un signe extérieur de secrétariat !

Il doit pourtant en connaître, de près ou de loin, des femmes qui n’exercent pas cette fonction. Ne fut-ce qu’en regardant le journal télévisé, il a dû entendre parler de quelques femmes politiques, sportives ou artistes, au moins. Il n’empêche, quand je lui ai répondu que je n’étais pas secrétaire, tout son être s’est figé comme s’il se trouvait en présence d’une espèce jusqu’alors inconnue du monde humain...

Une petite précision s’impose : je n’éprouve aucune animosité à l’égard des secrétaires, j’aimerais juste comprendre la réaction de cette personne.
Vous me direz sans doute qu’il n’y a pas de quoi ameuter les foules pour si peu, que cet homme représente un cas isolé et que, de toute manière, ses propos n’étaient pas malveillants.
Malheureusement, cette anecdote fait écho à plusieurs situations du même acabit que j’ai vécues et que je vis régulièrement.

D’abord, quelques fêtes des secrétaires auront été nécessaires pour que mon directeur (je travaille dans le secteur public) comprenne que 2, 3 collègues féminines et moi-même éprouvions quelques difficultés à apprécier à sa juste valeur… le bouquet offert à toutes les femmes de l’entreprise à cette occasion.
Nos protestations ont bien failli nous livrer à la vindicte de la plupart de nos collègues (féminines et masculins)... Que n’avons-nous entendu comme commentaires : « pour qui se prennent-elles ? », « les gens qui ont font des études se croient supérieurs aux autres », « une tempête dans un verre d’eau, vraiment ! », « y’en a qui ne sont jamais contents ! », « mais enfin, prenez-le avec philosophie, il n’y a qu’à se dire que c’est la journée de la femme ! », « elles vont nous faire perdre nos privilèges », …

Pourtant, dans nos protestations, aucune trace d’un quelconque mépris pour les secrétaires.
Nous étions juste choquées par l’assimilation de fait entre la gent féminine et la fonction de secrétariat, en ces temps (bénis ?...) où aucune travailleuse n’avait pointé le problème.

Ensuite, une petite enquête auprès de quelques relations et amis n’a fait que noircir le tableau.
Plusieurs personnes de mes connaissances travaillent dans des entreprises (publiques et privées) qui appliquent le même système. Officiellement, pour ne pas froisser les femmes qui ne recevraient pas de bouquet et éviter les conflits de travail. Car vous savez, les femmes, on ne sait jamais comment les prendre…

La plupart des femmes ont jugé mon indignation futile tandis que la majorité des hommes n’en revenaient pas de ces pratiques d’un autre âge.

Mon indignation ne serait pas justifiée ? Pourquoi, dans ce cas, n’offre-t-on pas un petit cadeau (je n’ose proposer des fleurs…) à tous les hommes en cette journée de fête généralisée ?…
Il y a pourtant des hommes secrétaires et bien plus qu’on imagine.

Dans l’imaginaire collectif, la secrétaire, contrairement à son homologue masculin, symbolise le côté subalterne ; il s’agit d’une travailleuse au service de quelqu’un.
Un petit tour sur internet permet de s’en convaincre ; la secrétaire suscite des fantasmes de domination et de mise à disposition de son être. En témoignent les qualificatifs associés à son endroit sur une kyrielle de sites pornographiques. Leurs titres sont plus qu’évocateurs : « secrétaire soumise », « secrétaires à tout faire », « secrétaires en manque », « secrétaires en folie », « secrétaires très particulières », « secrétaire docile »… [1].

Cette représentation de la secrétaire dans l’imaginaire collectif n’est pas sans conséquence sur les relations hommes-femmes.
Si la secrétaire est une subalterne au service de son supérieur et que toutes les femmes sont assimilées à des secrétaires, il en résulte que le pouvoir et la prise de décision sont des affaires d’hommes…
Qu’on apprécie ou pas les fleurs, n’est-ce pas cher payé ?

Cette assimilation plus que douteuse entre femmes et secrétaires permet de subordonner l’ensemble des représentantes du sexe féminin à l’autre sexe et de les considérer de fait au service des hommes. Un « privilège » qui laisse rêveuse…

Cet amalgame révoltant entre les secrétaires et les femmes n’est pourtant qu’un symbole d’une situation d’inégalité bien enracinée et qui se manifeste au quotidien par des paroles mais également des comportements, des regards et des attentes particulières (par exemple, que les femmes présentes lors d’une réunion de travail s’occupent du service ou de la distribution de documents (je ne définis pas le travail de secrétaire ainsi mais force est de constater que beaucoup semblent le faire)). Les réactions dociles et même anticipatives de la plupart des femmes à ces attentes m’ont toujours laissée songeuse.
Pourquoi un tel empressement à répondre à des attentes aussi sexistes ? Les femmes auraient-elles des gènes qui les prédisposent aux tâches de service et de subordination ?

Il m’est, bien sûr arrivé de rendre ce type de petits services et le faire ne me dérange nullement dans un rapport d’égalité entre les personnes en présence. Mais qu’on attende de moi que je fasse le service du fait de ma condition sexuelle, il n’en est pas question.

En ne réagissant pas à ces comportements arbitraires et à ces associations plus qu’abusives, on permet à des situations malsaines de s’installer et de perdurer. Et aux mentalités de reproduire les modèles traditionnels et de continuer à s’enfermer dans des schémas mentaux dont elles sont sciemment ou non prisonnières.
Ne pas refuser cette assimilation douteuse équivaut à accepter, pour les femmes, une condition de subordonnée à l’homme, de personne à son service. Et la femme qui s’y plie donne le signal qu’elle accepte une condition de citoyenne de seconde zone.
A force d’accepter des situations d’inégalité sans réagir, on s’enferme dans un carcan et on finit par ne même plus s’apercevoir de sa présence.

Les mots sont importants, « Quand les mots perdent leur sens, les hommes perdent leur liberté » disait déjà Confucius. Utiliser un mot plutôt qu’un autre n’est pas anodin, les mots, de façon consciente ou inconsciente reflètent le système de valeurs de la personne qui les utilise. Les prendre à la légère serait une erreur.
Il en va de même pour les comportements, les regards, les attentes qui se manifestent par un ensemble de signes non verbaux. Il est urgent de décoder systématiquement leur symbolique et d’insister sur leur véritable signification.

Il y a du pain sur la planche…
Je compte sur votre collaboration à tous et à toutes…

Ernestine Dupont

Notes

[1On tombe sur ces sites en tapant ces termes avec ou sans accents sur le moteur de recherche ‘google Belgique’

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