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L’école (entre-)prise d’assaut : deuxième partie

vendredi 7 mai 2010, par Gérard Craan

Dans la première partie de cet article, nous décrivions comment les entreprises, soutenues par les pouvoirs publics, préparent les cerveaux des élèves à un bon accueil de "l’esprit d’entreprise". Mais le monde patronal veut aussi peser sur les programmes des cours au profit de ses besoins en main d’œuvre. Comment et avec quel support, c’est l’objet de cette deuxième partie.

En Communauté française de Belgique, l’enseignement secondaire est entre autres constitué de deux types d’enseignement dont l’unique finalité est de former à un métier : l’enseignement en alternance et l’enseignement qualifiant (professionnel ou technique) [1].

En pratique, ces formes d’enseignement sont des filières de relégation. Autrement dit, les élèves n’y arrivent pas après un choix mûrement réfléchi mais bien parce que l’on ne leur laisse que cette possibilité [2].

Officiellement pourtant, les humanités professionnelles et techniques recouvrent les mêmes objectifs que ceux de l’enseignement général [3]. Et même plus, puisqu’au-delà de l’apprentissage de la citoyenneté responsable, de l’appropriation de savoirs, etc. a été ajouté un aspect professionnel. A l’issue de ces études, les élèves doivent pouvoir être formés à un métier. Tout cela avec le même horaire de cours que dans l’enseignement général... Les cours généraux ne sont donc qu’illusion et l’essentiel des programmes se consacre à l’apprentissage d’un métier. La tendance s’est encore renforcée au début des années nonante : (...) à l’objectif « social » de l’alternance va s’ajouter celui de contribuer à la « revalorisation de l’enseignement qualifiant en général » par le « rapprochement entre école et entreprise », objectif politique que tous les gouvernements vont inscrire à leur agenda [4]. Cumuler relégation [5] et vocation professionnalisante ne peut globalement aboutir qu’à une seule chose : la fabrication d’une main d’œuvre docile au profit des entreprises.

Les patrons se sont engouffrés dans la brèche. Non contents de faire leur publicité en dehors des institutions scolaires (journées portes ouvertes entreprises, ou autres Techno Rally), ils font pression depuis de nombreuses années pour que les programmes des cours soient adaptés à leurs besoins spécifiques. En parallèle, les entreprises mettent l’accent sur la formation en alternance, qui leur permet d’avoir de jeunes travailleurs sous-payés.

Adaptez les programmes !

L’organisation patronale flamande des classes moyennes , l’UNIZO, souhaite ainsi une refonte complète de l’enseignement. Elle s’est donnée pour mission de soutenir la transition d’un enseignement de la connaissance vers un enseignement de la capacité à faire les choses, de l’apprentissage de matières à celui des compétences et, enfin, du rôle d’enseignant vers celui de coach-accompagnant [6].

Même son de cloche en Wallonie. Essenscia Wallonie, le représentant patronal de l’industrie chimique, poursuit la concertation avec les instances de l’enseignement général, mais surtout technique et supérieur, afin de faire mieux connaître les besoins de l’industrie en matière de qualifications. [7]. Idem pour Agoria, la fédération de l’industrie technologique, dont une des missions vis-à-vis de ses entreprises membres consiste à développer des relations et réseaux entre l’enseignement et l’industrie afin d’adapter les programmes scolaires (enseignement secondaire et supérieur) aux besoins de l’industrie [8]. Et c’est sans surprise que les patrons de la distribution, regroupés au sein de la Fedis ont, eux aussi, demandé une meilleure adéquation de l’enseignement avec le secteur de la vente et du commerce. Tout en déplorant (en 2008) que les mesures d’économies dans l’enseignement ne permettent pas une mise en œuvre idéale de ces programmes. Alors que les patrons sont toujours les premiers à plaider pour des services publics aux effectifs plus restreints et aux missions moindres [9].

Modifier les programmes ? Mais nous le faisons depuis des années !

Ces multiples demandes n’ont pourtant pas de sens. Depuis 15 ans existe un outil dont l’unique objectif est de transposer les exigences des métiers actuels dans les programmes de cours à suivre par les élèves de l’enseignement qualifiant. Il s’agit d’une commission au nom quelque peu barbare : la Commission communautaire des professions et des qualifications (CCPQ).

Composée de représentants patronaux et syndicaux, de délégués des réseaux d’enseignement, d’enseignants détachés ainsi que d’experts issus d’autres opérateurs de formation (Forem, Promotion sociale, Classes
moyennes…), la CCPQ a ainsi décrit plusieurs centaines de métiers et a défini les bases de formation pour nombre d’entre eux. Si l’apprentissage d’un métier peut faire partie des missions de l’enseignement, ce ne devrait être qu’un objectif secondaire par rapport à à celui de fournir les outils de critique et et d’émancipation. Les cours généraux de français, de mathématiques, de sciences "exactes", techniques et humaines sont là pour ça.

Or, les cours généraux ont décliné dans la filière professionnelle. Et quand ils sont maintenus, ils sont adaptés à la sauce "compétence" : en d’autres mots, un cours de français sera donné dans le but de comprendre un devis, pas pour y découvrir la contestation sociale de certains nouveaux polars. Enfin la dimension métier ne retient que la compétence professionnelle et non ce qui l’encadre (comme l’existence d’organisations syndicales) [10].

Par ailleurs, si le ministre donne son aval, des formations peuvent aussi être établies en "urgence" pour répondre à des réalités économiques et professionnelles pointues, parfois très locales [11]. Le "bénéficiaire" de cette formation trouvera peut-être un boulot à sa sortie de l’école. Mais pour combien de temps ? Pour peu que le métier tombe en désuétude aussi vite qu’il n’a été créé ou que les peu nombreuses entreprises demandeuses tombent en récession et l’élève devenu travailleur ne sera sorti de l’enseignement que pour se retrouver dans un cul de sac professionnel.

Nico Hirtt résume : Officiellement, l’objectif poursuivi par le travail de la CCPQ est de " revaloriser les formations techniques et professionnelles en les rendant plus opérationnelles et plus humanistes ". Mais on cherche en vain une trace de cet " humanisme " dans les explications concrètes de la " revalorisation " (...) C’est bien le programme du patronat européen que l’on retrouve là. [12]. C’est à se demander ce que font les organisations syndicales et les "acteurs" de l’enseignement, présents au sein de la CCPQ.

Par les profils de formations de la CCPQ, ce sont les missions de base de l’enseignement qui sont remises en question.
Mais c’est aussi un pan important de la vie professionnelle qui est redéfini : celui de la formation. Qui s’en charge et qui la paie ? L’Etat, l’employeur, ou le travailleur ?

Des travailleurs à faible coût.

L’Etat (la collectivité, nous) assume le coût de l’enseignement et la formation des demandeurs d’emploi. Il en va autrement de la formation professionnelle. Par le biais des centres de formation rattachés à des secteurs professionnels, les travailleurs peuvent bénéficier de formation de mises à niveau. Ces centres sont cofinancés par les travailleurs [13] et les employeurs.
Restent les élèves qui ont un pied dans l’enseignement et un autre dans le monde du travail. II s’agit de l’enseignement en alternance, largement orienté par la CCPQ. Lors des périodes où le jeune travaille en entreprise, il a droit à une rémunération, [14].

Le monde patronal a très bien compris l’usage qu’il pouvait tirer de jeunes peu formés et fatigués de l’enseignement dispensé de manière "classique". En Région Wallonne, 5500 [15] élèves ont suivi une formation en alternance en 2008. A raison de trois ou quatre jours en entreprise, les entreprises disposent rapidement d’un travailleur supplémentaire pour une bouchée de pain, quand bien même il est en train de se former. D’autant plus que l’employeur du jeune en alternance bénéficie de primes fédérales et régionales conséquentes, multiples et variées [16]. Il est même en mesure de gagner de l’argent au bout du compte.

Des élèves formés exclusivement pour le marché du travail, qu’il est possible d’embaucher pour rien ou si peu avant d’avoir terminé leurs études. L’enseignement qualifiant est très loin de son "humanisme". Mais les patrons trouvent fort bien leur compte dans cette nouvelle niche d’exploitation, à milles lieues de la citoyenneté responsable annoncée par le Décret missions. Ou bien est-ce cela, la citoyenneté responsable ?

Gérard Craan

Notes

[1Il faut noter que l’enseignement technique comporte aussi une filière de transition regroupée au sein des humanités générales et technologiques. Un descriptif de l’organisation de l’enseignement secondaire en Communauté française se trouve ici.

[2Ou que leur milieu et construction sociale les y "contraint". Voir entre autres cette analyse de Géraldine André, La relégation à l’épreuve du regard socio-anthropologique. Sur la relégation vers l’enseignement qualifiant, consulter entre autres ce rapport (un peu technique) de la Commission de pilotage du système éducatif (pdf).

[3Voir les articles 6, 24 et 34 du décret dit "missions" du 24/07/1997 définissant les missions prioritaires de l’enseignement fondamental et de l’enseignement secondaire et organisant les structures propres à les atteindre.

[4Alter Educ, Dossier 20 ans des CEFA. Entre socialisation et qualification, mai 2005, p.5.

[5Ce qui signifie concrètement que les pouvoirs publics ont volontairement abandonné leur mission d’enseignement à une partie de la jeunesse, généralement la plus fragile et la plus pauvre. C’est un des moteurs de l’exclusion des plus faibles

[6Traduction de : Onderwijsvernieuwing ondersteunen
UNIZO ondersteunt de overgang in het onderwijs van kennen naar kunnen, van leerstof naar competenties en van lesgever naar de rol van begeleider-coach.
Source : site web ondernemende school.

[7Source : site web d’Essenscia, priorités d’Essenscia Wallonie.

[8Source : site web de la fédération patronale page consacrée à la formation.

[9Lire par exemple un discours de l’Administrateur-délégué de la Fédération des Entreprises de Belgique, Rudy Thomaes (pdf).

[10Lire le propos de Bernard Delvaux, chercheur au CERISIS, repris dans la Revue Démocratie, "Partenariat écoles-entreprises : un marché de dupes ?" - par Frédéric Ligot.

[11Alter Educ, Dossier 20 ans des CEFA. Entre socialisation et qualification, mai 2005, p.12

[13Par une cotisation versée par leur employeur mais qui peut être considérée comme une partie du salaire

[14Qui n’est ni réellement un salaire horaire, ni tout à fait une indemnité.

[15Secrétariat permanent de la formation en alternance, Statistiques 2009, données 2008 complètes.

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